Articles récents \ Culture \ Théâtre L’Elu(e)… ou comment se libérer de l’emprise

Avignon, le Off.  L’Elu(e) est un seule en scène salutaire. Pas seulement pour son autrice et interprète, Camille Bardery, mais aussi pour les spectatrices et les spectateurs. Qui verront de leurs propres yeux comme il est aisé de tomber sous la coupe d’un professeur.

Elle est sacrément courageuse, Camille Bardery ! Autrice et interprète de L’Elu(e), une création pour Avignon 2021, elle porte son histoire personnelle sur scène. Faisant entrer son public dans son intimité, sans faux-semblant. Mais avec autant de pudeur que de grâce. Et pourtant ! L’héroïne, Noémie (alias Camille Bardery ?) a dix-neuf ans  quand elle est admise dans un cours de théâtre. Rapidement, elle éprouve de la fascination pour l’un de ses professeurs qui sait bien y faire. Ce « théâtreux » quinquagénaire est peu ragoûtant… mais il parvient aisément à manipuler la jeune étudiante crédule et désireuse de donner le meilleur d’elle-même. L’homme fait la pluie et le beau temps. Souffle le chaud et le froid. Manie le bâton et la carotte.

Lors de ses ateliers, le fameux professeur fait travailler ses étudiant·es sur des improvisations, avant de les « autoriser » à jouer des textes classiques. Noémie, comédienne en devenir, improvise des scènes sur sa famille. Ah ! La mère ! Abandonnée par son mari qu’elle critique à tout va, superficielle, dépressive, prenant ses filles en otage. Quel tableau ! Et le père ! Grand communiquant autocentré, séducteur, égoïste, imbu de lui-même. On comprend que Noémie ne se sente pas soutenue. Noémie s’est mise à nu. Jacques, le professeur, n’a plus qu’à se servir. Tantôt il survalorise Noémie, lui laissant croire qu’elle est « l’élue ». Tantôt il la descend en flèche. Elle ne vaut rien. Heureusement qu’il est là pour elle : il lui propose des cours (très) particuliers. Le piège s’est refermé sur Noémie.

Un beau moment de théâtre, utile et agréable

Camille Bardery a décortiqué avec soin tout le processus de l’emprise du professeur qui joue de son pouvoir pour abuser de son étudiante ; la jeune femme se sent à la fois honorée et terrorisée, elle se croit consentante mais est happée dans une relation malsaine qui la dépasse et la démolit. L’autrice a démonté tous les engrenages. Elle offre à son public une démonstration implacable. L’histoire est palpitante, enlevée, bien menée. Comment Noémie parviendra-t-elle à s’en sortir ? A devenir une femme libre ? L’écriture est efficace, l’interprétation est parfaitement juste : avec vivacité, Camille Bardery se glisse tour à tour dans la peau de Noémie puis de son professeur, de Noémie jouant son père ou sa mère, de Noémie jouant sa  sœur ou de la sœur elle-même… Malgré cette mise en abîme (Camille Bardery joue Noémie qui joue sa soeur…), on ne s’y perd jamais. La mise en scène, signée Morgan Perez, donne un rythme soutenu à cette pièce rondement menée dans un décor sobre et adapté.

L’Elu(e) est donc un beau moment de théâtre, tant dans la forme que dans le fond. La pièce donne les clefs pour comprendre pourquoi les abus sexuels sont fréquents dans le milieu théâtral. Heureusement, les langues se délient enfin. Certains mentors se retrouvent inculpés. Lors d’un procès à Besançon, le 21 octobre 2020, un professeur de théâtre est condamné à quatre ans de prison :  » Cette condamnation est la dénonciation de l’emprise d’un professeur sur ses élèves utilisée pour réaliser ses fantasmes « , a déclaré leur avocate, Me Anne Lassalle.  » Ce procès et cette condamnation font partie du chemin de reconstruction des victimes. Mais compte-tenu du préjudice qu’elles porteront à vie, y avait-il une condamnation à la hauteur ? « , s’est-elle interrogée. Le procureur de la République, Étienne Manteaux, a exprimé sa satisfaction  » C’est un symbole fort : la justice passe pour tous « , a-t-il souligné. Le magistrat a évoqué des  » faits extrêmement graves, commis par un homme qui a mis son charisme au profit de ses fantasmes « .

On s’aperçoit, a posteriori, que de très nombreuses personnes se doutaient des méfaits de cet homme de théâtre renommé, mais n’ont pas dénoncé ses pratiques. Comme si la tolérance et la largeur d’esprit ( ?) étaient de mise. Comme dans le milieu sportif où, de la même façon, le corps est au cœur de la discipline. Camille Bardery a choisi le théâtre pour se reconstruire. Elle dénonce, et elle agit aussi pour la prévention. L’Elu(e) est une pièce nécessaire : elle devrait être au programme de toutes les premières années de théâtre, et jouée dans tous les gymnases, les piscines, les classes de sport-école. Elle va en avoir, du travail, Camille Bardery, pour les décennies à venir !

Sylvie Debras

A voir au Théâtre du Chêne noir dans le Off, à 17 h 30 jusqu’au 31 juillet.

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