Articles récents \ DÉBATS \ Contributions Sofia Mauricio Bacilio : «A l’âge de 12 ans, je suis devenue une enfant nounou chargée de s’occuper d’un bébé de 15 jours » 1/2

Sofia Mauricio Bacilio, leadeuse historique des travailleuses domestiques au Pérou, a connu les affres de la domesticité dès sa plus tendre enfance. A travers la lutte infatigable qu’elle mène depuis près de 40 ans, c’est désormais dans les institutions et les mentalités poussiéreuses qu’elle fait du ménage. Membre du conseil d’administration de l’ONG Asociación Grupo de Trabajo Redes – La Casa de Panchita, qui se consacre à la défense des droits des travailleuses domestiques et se bat pour l’éradication du travail domestique infantile, Sofia Mauricio Bacilio est également directrice et animatrice du programme radio No somos invisibles (Nous ne sommes pas invisibles), qui s’adresse aux travailleuses domestiques et aux familles de mineur·es en service domestique. Elle livre son histoire et porte à notre connaissance les conséquences dramatiques de la crise sanitaire du Covid-19 sur les travailleuses domestiques, opprimées parmi les opprimé·es.

Comme d’autres employées d’AGTR – La Casa de Panchita, vous avez vous-même été travailleuse domestique. Quel a été votre parcours ?

Je suis originaire de la province de Cajabamba, dans la région de Cajamarca, l’une des trois régions les plus pauvres du Pérou, et ironiquement l’une des plus lucratives pour les grandes compagnies minières. Je suis la troisième des six enfants d’une femme andine analphabète. À l’âge de 7 ans, j’ai commencé à travailler dans le service domestique pour une femme qui tenait un restaurant dans un village proche du mien, car ma mère s’était retrouvée seule avec quatre enfants à charge et enceinte d’un cinquième. Mon père est parti un jour sans aucune explication, et ma mère n’a alors eu d’autre choix que de m’emmener au village et de trouver quelqu’un qui voulait bien m’embaucher.

Ce fut une période de ma vie très difficile. J’étais une petite fille de 7 ans, dont la vie a radicalement changé du jour au lendemain : j’ai dû faire face à un choc culturel, car je suis passée de la campagne à la ville, d’une part, et, d’autre part, de la maison familiale à la cohabitation avec des étranger·es, qui me demandaient de faire des tâches d’adulte, comme préparer la nourriture, balayer le restaurant ou même tuer des poulets… Elles/ils me réveillaient à 4 h du matin et ne me laissaient pas me coucher avant 23 h, une fois le restaurant fermé. Chaque fois que je ne faisais pas les choses correctement, ce qui était presque toujours le cas étant donné que j’étais une petite fille, ce que je craignais par-dessus tout se produisait : les maltraitances, les insultes, les cris, les coups… La douleur que cela me causait allait au-delà de mon propre corps et me faisait sentir que je ne valais rien. Ma confiance en moi en a été marquée au fer rouge.

Quelques années plus tard, épuisée de vivre dans ces conditions, j’ai demandé à mon frère aîné de m’emmener à la capitale, car Lima me semblait être la terre promise, l’endroit où il n’y avait aucun des problèmes qui gangrènent la province. Je pensais que je n’aurais plus jamais à travailler dans la maison d’autrui. J’ai bien vite déchanté… A l’âge de 12 ans, je suis devenue une enfant nounou chargée de s’occuper d’un bébé de 15 jours… Dans cette maison, j’ai enduré l’une des pires situations de maltraitance que j’ai connues de ma vie… Des violences psychologiques et physiques, bien sûr, mais aussi des tentatives de viol… J’ai continué comme ça, en tant qu’enfant en service domestique, puis en tant qu’adulte travailleuse domestique pendant près de 30 ans.

Pour moi, comme pour la majorité des migrant·es andin·es, le prétendu paradis liménien n’a jamais existé, ce n’était qu’une chimère.

Et comment êtes-vous arrivée à AGTR – La Casa De Panchita ?

A 18 ans, on m’a invitée à une réunion dans une paroisse un dimanche, où j’ai rencontré d’autres travailleuses domestiques adolescentes et adultes. En discutant, nous avons commencé à nous rendre compte que nous subissions toutes les mêmes formes d’exploitation, de discrimination et de maltraitance. Cela nous a aidées à comprendre peu à peu que le problème n’était pas individuel, mais plutôt social. Il nous a fallu du temps pour prendre conscience que ce que nous faisions était du travail et que nous avions donc des droits ! C’est ainsi que nous avons commencé à nous réunir, à nous unir, car seules, nous ne pouvions rien faire, mais ensemble et solidaires, nous pouvions changer les choses. Et de fil en aiguille, avec d’autres amies, nous avons créé le Syndicat des Travailleuses Domestiques du district de La Victoria (District de Lima) au début des années 1980.

Et en 1986, Blanca Figueroa, qui faisait partie de l’association Perú Mujer, a développé un projet de formation de leadeuses à destination des travailleuses domestiques. À l’époque, j’étais une des dirigeantes de la Coordination Syndicale des Travailleuses Domestiques du Pérou et j’ai eu la chance de suivre cette formation. J’ai quitté la Coordination en 1995, et l’année suivant Blanca m’a invitée à rejoindre l’ONG AGTR – La Casa de Panchita, au sein de laquelle nous travaillons main dans la main jusqu’à aujourd’hui.

Le Pérou fait partie des pays qui ont été le plus durement frappés par la crise sanitaire du Covid-19. Pouvez-vous nous expliquer comment la pandémie a affecté les travailleuses domestiques en général et les mineur·es en particulier dans votre pays ?

Tout d’abord, il y a eu des licenciements massifs de travailleuses domestiques au cours du premier confinement : concrètement, nombre d’entre elles ont été renvoyées du jour au lendemain, sans bénéficier d’aucune protection sociale, allocations chômage ou autres, et parfois même sans toucher leur salaire du mois précédent. Cela a créé des situations très compliquées pour beaucoup d’entre elles, en particulier celles qui résidaient au domicile de leur employeuses/employeur. Mais cela n’a pas été facile non plus pour celles qui travaillaient dans le cadre de la modalité non résidentielle et qui ont perdu leur emploi, car elles n’avaient plus de quoi payer le loyer… Tout comme leurs homologues résidentes, beaucoup d’entre elles se sont finalement retrouvées à la rue. En outre, de nombreux propriétaires ont alors interdit à leurs locataires de sortir, en les menaçant de les mettre à la porte si elles s’aventuraient au-dehors.

De ce fait, de nombreuses travailleuses domestiques sont retournées dans leur région d’origine en cachette. Comme il était interdit de circuler dans le pays pendant le confinement, les passeurs leur ont fait payer le prix fort. Nous connaissons le cas de certaines femmes qui sont retournées dans leur village cachées dans des camions de transport de marchandises et qui ont dû verser aux passeurs des sommes allant jusqu’à 3 000 soles (soit près de 650 euros), une somme exorbitant pour des femmes dont beaucoup ne gagnent même pas le salaire minimum. L’une d’elles a même dû voyager cachée dans un meuble au milieu du chargement du camion…

Quant à celles qui sont actuellement en emploi, elles n’ont d’autre choix que de travailler selon les conditions de l’employeuse/employeur, sans possibilité de négociations, lesquelles étaient déjà généralement ardues avant la pandémie. Les nouvelles règles d’hygiène qui les obligent à tout nettoyer sans arrêt font peser sur leurs épaules une surcharge de travail considérable. Elles ont également dû endosser de nouveaux rôles pendant le confinement, car les enfants n’allaient plus à l’école mais suivaient les cours en ligne. Les travailleuses domestiques ont dû les accompagner et les superviser dans cette démarche, assumant à la fois les rôles de techniciennes informatiques et d’enseignantes pour lesquels elles n’ont pas été formées. Et, loin d’avoir augmenté proportionnellement à la surcharge de travail, les salaires ont fondu comme neige au soleil.

D’autre part, les travailleuses domestiques doivent maintenant accepter de travailler selon la modalité « résidente ». Auparavant, à l’agence d’emploi de La Casa de Panchita, seule une minorité de travailleuses domestiques cherchait un emploi selon cette modalité, car elle est étroitement liée aux formes les plus aiguës d’exploitation et de maltraitances. Mais aujourd’hui, il n’y a guère plus d’employeuses/employeurs qui acceptent les travailleuses en résidence externe. Le problème est que beaucoup d’employeuses/employeurs ont engagé des travailleuses domestiques résidentes sans disposer d’un espace adéquat pour les héberger… D’après ce que nous constatons à l’agence, la grande majorité d’entre elles dort dans un espace de fortune, dans la réserve, la buanderie ou encore avec l’enfant ou la personne âgée dont elles ont la charge.

Les expériences de vie très éprouvantes auxquelles vous avez été confrontée au cours de votre enfance restent aujourd’hui encore malheureusement une réalité sociale loin d’être marginale, au Pérou comme sur l’ensemble du continent latino américain. Bien que 2021 ait été décrétée par l’OIT année internationale pour l’élimination du travail des enfants, cet objectif a été sérieusement compromis par le contexte de la pandémie de Covid-19. Quel en a été l’impact spécifique sur les enfants du Pérou ?

L’explosion du chômage et du travail précaire des adultes a eu des répercussions sur les enfants de différentes manières. Tout d’abord, cela s’est traduit par l’augmentation du travail des mineur·es, et en particulier du travail domestique infantile : comme ma mère en son temps, de nombreux parents n’ont eu d’autre choix, pour assurer la survie de leur famille, que de placer leurs enfants chez une tierce personne, où beaucoup finissent par travailler rien que pour le gîte et le couvert, et encore.

La pandémie a également creusé le fossé éducatif qui existait déjà auparavant. Le problème est qu’au Pérou, l’éducation a été conçue afin de privilégier les classes sociales supérieures. Mais dans les quartiers pauvres, personne ne dispose des moyens nécessaires pour que tous les enfants puissent accéder aux classes virtuelles et faire leurs devoirs en ligne. Souvent, les travailleuses domestiques n’ont qu’un seul téléphone portable pour l’ensemble de leurs enfants, et il s’agit d’un téléphone « prépayé », c’est-à-dire qu’on recharge au fur et à mesure, au gré des rentrées d’argent… Or, comme je l’ai signalé précédemment, leurs revenus ont chuté de façon spectaculaire pendant la pandémie. Et pour ne rien arranger, le réseau dans les quartiers populaires où elles résident est de très mauvaise qualité…

Par ailleurs, comment ces femmes étaient-elles censées aider leurs enfants à suivre les cours alors qu’elles-mêmes n’ont pas pu terminer l’école secondaire voire l’école primaire ? Nous avons vu plusieurs cas de femmes qui ont payé un·e professeur·e particulier·e pour que leurs enfants ne perdent pas complètement l’année scolaire… Mais quand on fait la somme du salaire du/de la professeur·e particulier·e, de la consommation de données mobiles et d’électricité, cela représente un coût exorbitant pour ce secteur de la population, qui est l’un des plus pauvres du pays. Dans la plupart des cas, il leur était impossible de supporter ces dépenses et leurs enfants se sont par conséquent retrouvé·es complètement déscolarisé·es. C’est également un facteur qui a malheureusement encouragé le travail des enfants, y compris le travail domestique infantile.

Les enfants pauvres sont doublement pénalisé·es : non seulement elles/ils ont été privé·es du droit d’apprendre dans le présent, mais leurs chances pour l’avenir ont sérieusement été hypothéquées, les exposant à des formes d’exploitation et de maltraitance qui, je ne le sais que trop bien, laissent des séquelles à vie.

Propos recueillis par Laura Carpentier-Goffre, sociologue,  autrice d’une thèse sur le travail domestique gratuit et salarié au Pérou et en Bolivie

Selon l’OIT, au moins 15,5 millions d’enfants, principalement des filles, travaillent comme domestique dans le monde, la plupart dans les pays du Sud.

Si vous souhaitez soutenir les travailleuses domestiques du Pérou, vous pouvez faire un don

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