Articles récents \ Île de France \ Société Carole Keruzore : « Dans les plaintes, je lis toujours des phrases comme « prenez-vous du plaisir lors de ces viols ? »

À l’heure où le gouvernement pense endiguer les violences conjugales avec des casques de réalité virtuelle, les associations sont encore bien seules à agir pour faire face aux conséquences des violences masculines. Carole Keruzore est la directrice de l’association Libres Terres des Femmes (LTdF). En 2006, elle fait le constat du manque de dispositifs mis en place pour accompagner les femmes victimes. Elle décide alors de co-fonder LFdF, accompagnée de quelques amies. 

Quelles sont les actions de Libres Terres des Femmes

Libres Terres des Femmes accompagne les femmes qui viennent nous voir lors des permanences.  Nous organisons aussi des ateliers de suivi psychologique, des groupes de parole, des ateliers bien-être. C’est un accompagnement à la fois juridique, social, administratif. Nous nous attèlons également à tout ce qui est mise en sécurité, relogement et hébergement temporaire.

Quand vous recevez une femme victime dans vos permanences, comment répondez-vous à sa situation ? 

C’est très variable. D’abord, nous leur expliquons quels sont leurs droits, parce que les femmes qui viennent en sont souvent très éloignées. C’est lié à la situation des violences conjugales : les agresseurs disent “tu vas tout perdre, tu n’auras le droit à rien”, donc elles vivent avec cette pression permanente. Elles ont peur de faire quoi que ce soit. De plus, du fait de notre localisation (Paris 19ème), nous recevons énormément de femmes d’origine étrangère. C’est donc très facile pour les agresseurs de les menacer “tu vas être renvoyée, tu n’auras plus rien, c’est moi qui t’ai fait venir”. Nous expliquons tout ce que permettent les lois françaises. J’ai reçu une femme afghane la semaine dernière… C’est sûr qu’entre la France et l’Afghanistan comment dire… il y a un grand écart. Elle n’était pas au courant que tout ce que faisait monsieur était parfaitement interdit par la loi et qu’il enfreignait un nombre incroyable de textes du Code pénal.

Les mettez-vous directement en contact avec la police ?

Encore une fois, c’est très variable. À Paris, nous avons la chance d’avoir des intervenant·es sociales dans les commissariats, ce qui est très précieux pour nous. Nous les contactons et les informons de telle ou telle situation. Cela permet aussi de dédramatiser l’arrivée au commissariat, parce que ce n’est pas facile pour elles de s’y rendre. Mais pour certaines femmes, ce n’est pas un problème et elles y vont d’elles-mêmes. Il y en a d’autres pour qui c’est vraiment compliqué, donc nous nous appuyons sur ces intervenant·es sociales. Cela permet de créer du lien, d’être en proximité.

Comment se déroulent les ateliers que vous organisez ? 

Les ateliers bientraitance sont animés par des ostéopathes. Elles/ils font beaucoup de bien aux femmes que nous accompagnons, elles ont souvent le corps abîmé. Elles font de l’apnée parce qu’elles vivent dans la terreur à longueur d’année, elles ont des diaphragmes absolument rétrécis, avec des douleurs au dos, aux genoux, aux cervicales. Nous organisons aussi des groupes de parole, elles en sont demandeuses, et des ateliers cyber violences pour répondre à une nouvelle forme de violences qu’on ne voyait pas beaucoup encore il y a 4-5 ans mais qui s’intensifie maintenant. Elles y posent beaucoup de questions. Par exemple, il y a eu tout un atelier sur les mots de passe. Nous avons constaté de nombreuses situations où monsieur modifie le mot de passe pour avoir lui seul accès à la CAF… Nous avons un public assez précaire, donc l’accès aux allocations familiales est un vrai enjeu dans le cadre des violences. Il faut donc remodifier le mot de passe. De plus, maintenant nous avons fait le constat de la fracture numérique, avec des dames qui ne savent ni lire ni écrire : c’est compliqué pour elles de surfer sur le net. 

Comment les femmes prennent-elles connaissance de votre association ? 

Aussi bien par le 3919 que par les services sociaux de secteur, le bouche à oreille, internet, les commissariats ou encore les hôpitaux. Elles peuvent ensuite se rendre dans nos permanences. C’est possible parce que nous sommes à Paris… Pendant le confinement, j’ai fait de l’écoute pour le 3919, le numéro national. J’ai été confrontée à des femmes qui vivaient à la campagne. Les violences conjugales en zones rurales, c’est terrible. Je leur indiquais telle association dans tel département, elles me répondaient qu’il était impossible pour elles d’y aller parce qu’elles n’avaient pas de voiture !

Les femmes victimes s’adressent-elles facilement à vous ? 

Quand elles viennent aux permanences, elles nous racontent toute leur histoire. C’est une démarche qui restent difficiles pour elles. Il y a des dames qui nous disent que cela fait un an qu’elles ont le tract dans leur sac, parce que c’est compliqué de franchir la porte d’une association. En revanche, il y en a qui ne sont pas prêtes. Elles sont parfois accompagnées par les services sociaux, avec des assistantes sociales qui aimeraient bien qu’elles portent plainte. Elles acceptent donc de venir à l’association mais elles n’ont pas encore la force de commencer les démarches. Ce n’est pas grave. L’idée, c’est qu’elles sachent qu’on existe, qu’elles ne sont pas seules et qu’elles peuvent être épaulées. Ça c’est important, parce qu’à un moment donné elles seront prêtes. Et nous pourrons les accompagner et faire quelque chose pour elles.

Combien aidez-vous de femmes chaque année ?

Environ 580. C’est beaucoup et à la fois peu, face au nombre de femmes victimes de violences conjugales chaque année. Il faut déjà avoir assez cheminé pour aller voir une association, jusqu’à se dire “il faut que ça s’arrête”. Certaines viennent nous voir peu de fois, et d’autres sont suivies par l’association très longtemps parce qu’elles ont beaucoup de pressions, parce qu’engager une procédure est compliqué, divorcer et déposer plainte aussi avec tous les freins que l’on connaît.

Recevez-vous aussi des femmes âgées ? 

Oui, c’est un public que nous recevons aussi à l’association. Certaines nous disent que cela fait 40 ans que ça dure. Aujourd’hui, nous n’avons aucune solution pour ces dames. C’est l’angle mort des campagnes de prévention qui n’en parlent jamais alors que c’est une réalité. Une mise en sécurité ? Lorsqu’on a 35 ans, on peut trouver une chambre d’hôtel, même un Formule 1, mais au moins on est à l’abri. Je ne vais pas proposer ça à une femme de 75 ans. Elle ne va pas y aller. Si on regarde les chiffres des féminicides, les femmes de plus de 65 ans représentent 20%, ce n’est pas rien. J’ai alerté la ville de Paris, à plusieurs reprises. C’est un crève-cœur. Dans l’imaginaire collectif, la femme victime de violences conjugales a la quarantaine, est mariée et a deux enfants. Nous voudrions donc monter une résidence sociale spécifique pour ces femmes âgées, pour qu’elles aient un hébergement. Et je ne vous fais pas un dessin sur l’écart des montants de retraite entre celles des hommes et des femmes. Il y a une dépendance économique très importante, avec des femmes qui sont très abîmées et extrêmement fragilisées par des décennies de violences conjugales. Il y a aussi des liens patrimoniaux bien enchevêtrés, pas toujours de solidarité familiale parce que les enfants ont vécu ça durant toute leur enfance et s’échappent quand ils deviennent adultes.  C’est une réalité dont on ne parle jamais. Cela interroge sur l’invisibilité totale des femmes âgées dans la société. La réponse pour ces femmes est inexistante. 

Depuis la pandémie, davantage de personnes font-elles appel à vous ?

Non je ne dirais pas ça. Pendant cette période, nous avons été beaucoup sollicitées, il y a eu beaucoup de choses mises en place comme des systèmes de mise en sécurité notamment avec la ville de Paris, avec la Fédération Nationale Solidarité Femmes. C’est super, parce que ça nous a permis de mettre en sécurité des femmes pour lesquelles nous étions très inquiètes. Mais nous avons un flux assez constant. En ce moment, nous recevons énormément de femmes sans titre de séjour, c’est très compliqué.

Vous avez réalisé et mis à disposition une petite dizaine de vidéos d’animation pour informer les femmes sur leurs droits. Pensez-vous qu’on ne communique pas assez sur les démarches possibles à entreprendre pour les victimes de violences ? 

Ce qui est montré de manière générale, c’est que c’est très facile. C’est également présenté de la sorte sur nos vidéos, parce que nous ne ne voulions pas décourager les dames. Nous voulions leur dire qu’elles allaient y arriver et que ce n’était pas le parcours de la combattante. Qu’il y avait des solutions. Il y a quand même eu des progrès ! Avant, des plaintes ne faisaient qu’une demi page, donc classement sans suite assuré. C’est vraiment le flic qui n’a pas envie de se fatiguer, il note ça vite fait et madame s’en va. Ça ne sert à rien. Aujourd’hui, on a une vraie trame avec les violences physiques, sexuelles, verbales, psychologiques. Au moins cela va donner quelque chose. Par ailleurs, je lis toujours des phrases comme “prenez-vous du plaisir lors de ces viols ?”. C’est déprimant les réflexions du type “cela fait 10 ans que vous êtes victime et vous n’avez jamais déposé plainte !”. Il y a le phénomène d’emprise qui est présent tout le temps chez les victimes. Ce n’est pas possible que ces personnes ne soient pas au courant ! Les femmes n’arrivent pas à déposer plainte parce qu’elles ont peur, honte, subissent la pression familiale. On connaît ces difficultés, ce n’est pas nouveau. J’ai toujours l’impression qu’on découvre la poudre !

Près de 220 000 femmes sont victimes de violences conjugales chaque année, et seulement 18% portent plainte. Comment les encourager davantage à le faire ? 

Il faudrait faciliter les choses. Bien accueillir les femmes. Certaines sont tellement mal reçues, elles nous disent qu’elles ne retourneront jamais voir la police. Je les comprends. Il faudrait surtout arrêter de remettre constamment leur parole en question à coups de “vous êtes sûre ?”. C’est insupportable. 

Propos recueillis par Louise Lucas 50-50 Magazine

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