Articles récents \ Chroniques Chronique l’aire du psy : COUP DE GUEULE AUTOUR D’UNE INDIGESTION CINÉMATOGRAPHIQUE

Cette chronique a pour objet de comprendre la logique de survenue d’états d’angoisses inexpliquées durant le visionnage de deux films d’Alexandra Leclère. Je ne connaissais pas cette réalisatrice et n’avais donc pas d’a priori concernant son cinéma.

Le premier film de 2017 s’intitule Garde alternée. Le second, Mes très chers enfants, est sorti récemment en salles. Ce sont des comédies légères destinées à faire rire. A entendre les réactions dans la salle, ça marche plutôt bien. Quand je suis spectateur, que ce soit au cinéma ou au théâtre, je me comporte comme le psychologue qui écoute : j’accepte d’être dupe de ce qui m’est dit, c’est-à-dire que je me laisse embarquer dans l’histoire qu’on me raconte, en faisant crédit à qui me parle, à qui se raconte. Je suis attentif à l’effet produit par le discours qui m’est adressé. Dans mon vocabulaire professionnel, on désigne cela comme effets ou manifestations transférentiels.

Comme je l’ai annoncé en préambule, j’ai été troublé par le contraste entre l’intensité de l’angoisse qui me gagnait et les rires qui parcouraient l’assemblée. Ma réaction semblait déplacée, inappropriée en regard de la visée comique du film. Lorsque Sigmund Freud  théorise le traumatisme, il avance l’hypothèse qu’une seconde scène d’apparence anodine ferait ressurgir la portée traumatique d’une scène inaugurale tombée dans l’oubli, refoulée. Je vais tenter de soumettre cette théorie à ma rencontre cinématographique avec Alexandra Leclère. Voyons d’abord les enjeux thématiques des deux films.

Le premier se réfère à la conjugalité, à la survenue d’une liaison adultère consécutive à la baisse de libido après la naissance des enfants. Le mari a une amante avec laquelle il s’épanouit sexuellement et une épouse, mère de famille dévouée, qui gère le quotidien. Il y a aussi l’ami, qui sert d’alibi lors des escapades amoureuses, qui s’avèrera homosexuel inavoué.

Les ingrédients du pouvoir patriarcal sont donc tous là. Femme et amante vont s’accorder pour se partager l’homme qu’elles aiment. Un pitch susceptible d’intéresser un chroniqueur de 50-50 Magazine ! En effet, le cheminement de la redistribution des pouvoirs dans un apparent pacte sororal ne semble pas dépourvu d’intérêt…

Là où les choses se dégradent, c’est que l’avancée dans l’histoire rend chaque personnage de plus en plus horrible. On plonge dans un climat sordide, parce que toujours plus déshumanisant. Au final, sexisme, homophobie, médiocrité parentale, inaffectivité semblent être au rendez-vous. Avec de surcroît la volonté comique, le cynisme ambiant m’a mis en colère à l’issue du film. J’ai eu le sentiment d’avoir été pris en otage, immergé sans mon consentement dans une atmosphère malsaine. J’ai assez rapidement oublié ce désagrément passager d’un replay télévisuel auquel un apparent hasard m’avait confronté (1) .

Peu après à l’occasion des fêtes de noël, une séance de cinéma me confronte à un film drôle, qui met en scène des parents aimants désireux des visites dominicales de leurs enfants, jeunes adultes en phase d’émancipation. Devant l’ingratitude filiale, les parents imaginent un subterfuge pour ramener leur progéniture au bercail. Ils s’inventent gagnants multimillionnaires au loto pour susciter un regain d’intérêt de leurs enfants. La cupidité semble désormais à l’œuvre. La part du gâteau potentiel devient le moteur des retrouvailles. Là encore, les relations mère/fille, père/fils, homme/femme, patron/employé·e vont être questionnées et susciter l’intérêt du chroniqueur de 50-50 magazine.

Les douleurs viscérales, qui me traversent peu à peu durant la dernière partie du film me décontenancent, tant elles contrastent avec l’ambiance bon enfant, qui règne dans la salle du multiplex, où je me trouve. À la sortie du cinéma, je fais part aux personnes qui m’accompagnent de l’angoisse, qui m’a étreint durant ce film. C’est ma compagne, qui fait le lien entre les deux films, m’apprenant que c’est la même cinéaste, qui a réalisé les deux films vus par hasard à quelques jours d’intervalle et auxquels j’ai réagi de façon semblable.

C’est ainsi que je vérifie la pertinence de la théorie freudienne en mesurant l’effet traumatique engendré par cette cinéaste. Alexandra Leclère déclenche en moi angoisse et colère. Je déteste cette vision sarcastique du monde. J’abhorre cette représentation d’êtres animés par de vils sentiments. Le sadisme gratuit, le manque d’humanisme des personnages, leur petitesse me révoltent. Je ne veux pas rire de la médiocrité des affects, j’ai envie que le cinéma me transporte vers des territoires ambitieux. J’ai foi en l’humanité. Le cynisme ambiant, la médiocrité du projet politique et social, qui se dessine actuellement, sont suffisamment sombres pour ne pas rajouter une couche ! Je crois que l’impardonnable pour moi dans ces deux films, c’est l’indécence parentale. On doit tout à nos enfants. On peut parfois être excédé·es de leur ingratitude, mais le déploiement du sadisme parental, qui prêterait à rire, constitue pour moi, une frontière inacceptable. D’ailleurs, à bien y réfléchir, j’avais ressenti une angoisse similaire, il y a de cela plusieurs années, en voyant le film Tanguy d’Etienne Chatiliez. Les enfants ne sont pas responsables de leur venue au monde, même s’ils ont, comme l’affirmait Françoise Dolto, «choisi de naître». Ce sont les parents, qui sont en dette de leurs enfants. Rien ne justifie jamais de mentir ou maltraiter les/nos enfants. À nous parents de ne pas utiliser nos enfants pour traiter nos blessures narcissiques.

L’art a un devoir éthique. Le cinéma ne devrait pas propager sous couvert de vocation ou de prétention comiques de tels sentiments nauséabonds. En tout cas, je veillerai à l’avenir à ne plus en être le témoin pris en otage. L’angoisse que j’ai éprouvée atteste du caractère dégradant de ce qui est véhiculé dans ces deux films, qui l’air de rien, questionnent des enjeux sociétaux importants. Les sentiments les plus vils de rejet, de rancœur, les mesures de rétorsion et autres désirs de vengeance sont convoqués pour résoudre des tensions intra familiales conflictuelles. Ce misérabilisme résolutif est pitoyable. L’absence d’issues autres que maléfiques est terrifiante. Elle produit une vision d’un monde dépourvu de tendresse. Comme l’affirme Adèle Haenel dans le remarquable ouvrage de Marine Turch (2) : « Le cinéma a une énorme responsabilité dans la production d’images autour de la naturalisation, notamment des genres, donc de la binarité, et autour de l’érotisation de la violence sexuelle. C’est un art qui a été, et est encore, utilisé de manière massive pour diffuser une idéologie très antiféministe » (3). Je considère qu’on ne peut rire de tout n’importe comment.

Finalement, l’effet produit par un tel film s’apparente à la convocation sur une scène perverse, dans laquelle une excitation (ici par le rire) est extorquée chez le quidam qui y assiste. Lorsque dans une assemblée, quelqu’un use de la moquerie, il divise et prend ainsi le pouvoir en contraignant chacun·e à se tenir sur ses gardes. Toute expression spontanée devient risquée et expose à ladite moquerie. Je n’aime définitivement pas ces mécanismes fédérateurs de non solidarité.

Daniel Charlemaine 50-50 Magazine

Etiquettes : Cinéma Sexisme Stéréotypes

(1) Il semblerait que pour booster la sortie d’un film, la rediffusion sur le petit écran d’un autre film d’un·e même réalisatrice/réalisateur soit commercialement rentable.

(2) Marine Turchi  Faute de preuves, enquête sur la justice face aux révélations #MeToo,Ed. Seuil 2021.

(3) Ibid p.392.

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