Articles récents \ Chroniques Chronique l’aire du psy : A propos de Luce

Ce texte reprend une publication que j’ai écrite il y a cinq ans pour Tess Magazine, un magazine culturel féminin créé par Pamela Pianezza, qui a cessé d’être accessible en ligne. J’ai souhaité qu’il soit republié afin de rendre hommage à cette artisane du cinéma qu’était Luce Vigo.

C’est avec le décès de son fils Antoine, alors âgé de 34 ans, que Luce mesure la perte précocissime de ses parents et entrevoit la perspective de transmission d’une mémoire de l’œuvre paternelle. Lorsque son père meurt en 1934, elle n’a que 3 ans, lui, 29 ans. Cinq ans plus tard, sa mère, Lydu Lozinska, d’origine juive polonaise, décèdera également. Plus tard, cette jeune orpheline sera la mère de cinq enfants : Antoine, Claire, Nicolas, Olivier et Magali.

« Ça fait rire tout le monde, quand je dis que je suis la grand-mère de mon père, mais c’est vrai ». Luce n’a aucun souvenir du moment où elle a su que son père avait été cinéaste. De son enfance, elle dit n’avoir que des souvenirs écran, terme savoureux s’agissant de la fille de Jean Vigo.

L’existence de Luce Vigo se situe entre liberté et étouffement, entre préjugé favorable du fait d’être la fille du réalisateur du subversif Zéro de conduite et préjugé défavorable pour son père d’être le fils d’un anarchiste, rédacteur de la revue contestataire Le Bonnet rouge. Le grand-père de Luce, Eugène Bonaventure Jean-Baptiste Vigo (dit Miguel Almereyda, anagramme de Y’a de la merde), est mort étranglé au moyen d’un lacet à la prison de Fresnes, trois jours après son arrestation en août 2017.

J’ai été très surpris d’entendre le timbre de voix de Luce, lorsqu’elle n’était encore qu’une jeune femme. Avec le temps, sa voix semblait inchangée. Point de métamorphose vocale. L’assistance respiratoire, qui accompagnait Luce sur la fin de sa vie, n’était pas la source de cette tessiture au souffle étouffé.

Elle qualifie l’appartement qu’elle partage avec Émile Breton, son second mari, de « joyeux bordel », tout en constatant que cette accumulation d’objets peut sembler quelque peu étouffante. Où que se pose le regard, il y a quelque chose à voir. Cette thématique de l’étouffement pourrait constituer une piste transgénérationnelle. En effet, les parents de Luce se sont rencontrés dans un sanatorium. Lorsqu’elle parle de son père, elle dit Vigo. Sans doute n’a-t-elle pas eu beaucoup l’occasion de lui dire Papa. C’est à l’adolescence, qu’elle découvre les quatre films de son père, dont elle n’a, selon ses propres dires, rien vu la première fois, probablement aux prises avec d’autres émotions.

Le montage du film de Leïla Férault-Levy, réalisatrice de Luce, À propos de Jean Vigo, permet une circulation entre l’espace intimiste du dialogue mère fils, entre Luce et Nicolas, et les extraits joyeux, fantaisistes des films de Vigo. Dans ce lieu trop plein d’objets chargés d’histoire, la plongée dans la malle des souvenirs va surgir comme métaphore de ces mots en attente d’être prononcés. Luce relève sa propre absence de curiosité enfantine, dont elle s’étonne de la retrouver chez ses enfants, qui ne l’ont pas questionnée, évitant le possible risque de réveiller certaines douleurs enfouies…

Le jour anniversaire de ses 29 ans, lorsqu’elle atteignit l’âge qu’avait son père à sa mort, elle déclara à ses enfants : « eh bien maintenant, je suis plus vieille que mon père ». Sensation vertigineuse, quasi abyssale de la perception du temps chronologique. L’ordre des générations s’en est trouvé bouleversé : « Quand Antoine est mort, (…), il était quand même un peu plus vieux que son grand-père. J’ai, à ce moment-là, réalisé la jeunesse de mon père. Donc, il reprenait la place d’un jeune homme, (…) pas seulement du père, celle aussi du créateur ».

Les extraits de l’Atalante nous permettent de savourer combien l’appartement de Luce rappelle la cabine du Père Jules (Michel Simon). Chaque année, le prix Jean Vigo était décerné à un cinéaste prometteur, qui s’inscrivait dans l’esprit du cinéma de Jean Vigo. Potache et subversif, Jean Vigo filmait audacieusement sous l’eau. Les images d’apnée conjuguent le côté aérien des images sous-marines. Les bulles d’air, qui s’échappent, rappellent que nous ne sommes pas des batraciens. L’irrespirable et l’étouffement sont encore à l’œuvre. Mais, le travail des corps chez Vigo va bien au-delà. Ce n’est pas un hasard si certaines scènes de l’Atalante se sont vues censurées. Le corps du désir érotique faisait scandale. Le corps du rêve se déploie également magnifiquement au travers du regard de Juliette (Dita Parlo), lorsqu’elle découvre Paris pour la première fois. Nous autres spectateurs, ne savons pas ce qu’elle voit. Il y a un subtil mélange entre ce qui est caché, suggéré, montré parfois ostensiblement chez Vigo.

Luce s’est éteinte le dimanche 12 février 2017. J’étais aux côtés de Léa Sand, lorsqu’Émile lui apprit par téléphone son décès. La tristesse infinie de ce moment s’est néanmoins inscrite dans un mouvement de vie terriblement émouvant. Je ne connaissais Luce qu’au travers des mots de Léa, l’épouse d’Antoine, premier fils de Luce, décédé en 1988. Luce s’est incarnée pour moi dans le beau documentaire de Leïla Férault-Levy, projeté au Cinéma du Réel en 2017.

Daniel Charlemaine 50-50 Magazine

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