Articles récents \ France \ Société Le sexisme au travail : une arme de destruction massive contre les femmes

JUSTICE

Harcèlement sexuel et moral combinés : le 25 février prochain sera annoncé le verdict du procès d’un haut fonctionnaire de l’administration des douanes accusé par une de ses subordonnées de harcèlement sexuel et moral.

Lors de sa prise de fonction dans ce service, elle a fait connaissance avec ce milieu très masculin que sont les douanes, où les blagues sexistes et les comportements masculins dominants prolifèrent en toute liberté. Elle n’est sûrement pas la première ni hélas la dernière à en être victime, mais une des rares à avoir eu le courage d’alerter la hiérarchie, et malgré l’hostilité de celle-ci de poursuivre son harceleur devant les tribunaux.

Une ambiance sexualisée

Dans le service où elle travaille depuis 2011, un tournant s’opère en 2013 et l’ambiance se sexualise. Dans cette ambiance de travail où les hommes « se lâchent », ils se sentent confortés dans le stéréotype masculin de prédateur et les femmes sont collectivement infériorisées, réduites au rôle de proies, surtout quand elles sont en sous-nombre.

C’est une des composantes principales du harcèlement sexuel dit « de climat » : il crée une ambiance dans laquelle l’intégrité psychique des femmes est constamment fragilisée. Pour les hommes, il crée une solidarité et une complicité tacites cautionnées par l’autorité du chef.

Parmi tous les hommes du service, le plus élevé dans la hiérarchie fixe les limites du sexisme : ce qu’il se permet ne peut être ni atteint, ni surtout dépassé par les autres. C’est lui qui fixe les seuils, les niveaux des blagues grivoises, des attentes sexualisées. Ses menaces sous entendues de violences sexuelles, ses attitudes sexistes ou ambivalentes servent de limites aux autres. Autrement dit ce que le chef se permet vis à vis d’une femme donne le ton de ce que tous les autres hommes de l’équipe peuvent se permettre.

Les traitements inhumains et dégradants que sont les agissements sexistes sont donc potentiellement répartis sur une collectivité d’auteurs dont le plus élevé dans la hiérarchie fixe l’intensité et la gravité.

La solidarité masculine

En 2014, Lorsque cette fonctionnaire des douanes a commencé à rapporter les agissements sexistes dont elle était victime à sa hiérarchie, en saisissant son sous-directeur après un entretien avec la correspondante sociale et le médecin de prévention, plusieurs de ses collègues étaient prêts à se montrer solidaires, mais ces collègues ont demandé et obtenu leur mutation dans d’autres services, voire dans d’autres ministères.

Eux aussi avaient entendu les allusions permanentes et insistantes du chef de service lorsqu’il fumait la pipe, en la fixant dans les yeux, elle la seule femme de l’équipe. Il se répandait alors en propos élogieux et en allusions ambivalentes sur la pipe. Tous les collègues avaient remarqué les commentaires sur le physique et l’habillement de toute femme se trouvant dans son champ de vision, l’objectification, le mépris. Eux aussi avaient vu les caricatures sexualisées affichées dans le bureau du chef.

Lorsque les femmes sont en minorité dans des milieux typiquement masculins, elles subissent le « syndrome de la stroumpfette » c’est à dire qu’on leur attribue tous les stéréotypes féminins subalternisants, hypersexualisants, voire dégradants. C’était son cas, car elle s’est retrouvé seule femme présente en poste dans son équipe. Elle ne s’est pas sentie particulièrement visée dès sa prise de fonction, même si l’ambiance de travail était désagréable.

Quand elle a signifié à son supérieur, en privé, qu’il devait cesser avec ses allusions à caractère sexuel, ses commentaires sur les physiques féminins, non seulement le harceleur a continué ses agissements, mais en plus il a commencé à dénigrer son travail, à surveiller ses horaires, à lui donner des injonctions contradictoires, à lui demander des dossiers qu’elle lui avait déjà rendus lui faisant croire qu’elle perdait la mémoire,

Il a été jusqu’aux insultes, la traitant de « conne, indigne, nulle » dans les couloirs, aux menaces indirectes en utilisant des métaphores violentes : « la tête sur le billot », pour l’intimider, la silencier. Il s’est évertué à la faire passer pour une incompétente et à la dénigrer auprès de la hiérarchie, à lui faire croire qu’il avait sa carrière entre ses mains, rajoutant alors du harcèlement moral au harcèlement sexuel.

Ses menaces de détruire sa carrière ont été mises à exécution lorsque fut annoncé en réunion de service le transfert de l’ensemble des affaires dont elle était chargée à d’autres personnes, sans qu’elle en soit informée. Elle demeurait alors dans l’inquiétude et l’ignorance de ce qu’allaient désormais être ses missions et son travail.

Poussé à son paroxysme ce harcèlement la fit tomber dans une profonde dépression, elle ne dormait plus, voyait des dossiers de la douane partout, pensait ne pas mériter de vivre. C’est ce qu’elle dira à son père par téléphone deux soirs de suite et qui le convaincra de la nécessité de monter à Paris secourir sa fille.

Une arme de destruction massive contre les femmes

Dans le cas d’une plainte interne pour harcèlement moral le rôle d’une institution est de faire cesser les harcèlements, de soutenir les victimes et sanctionner les harceleurs. Malheureusement, une institution a aussi le pouvoir de faire taire la victime, et de détourner sur elle la suspicion. Et ce pouvoir étant très majoritairement aux mains d’hommes, une certaine solidarité les lie aux accusés, c’est pourquoi, trop souvent, dans les cas de harcèlement, ce sont les victimes qui quittent leur emploi, alors que les harceleurs y restent et y prospèrent. C’est ainsi que, mutée contre sa volonté dans un service où, pendant un an, on ne lui a fourni ni chaise, ni ordinateur ni dossiers, elle fuit son administration.

Le nombre élevé de femmes aux carrières hachées et inabouties, de non-retour après congé parental, ainsi que la persistance du plafond de verre sont trop souvent la conséquence de situations de harcèlement sexuel. Le sexisme au travail, en particulier non caractérisé par des faits précis est une arme de destruction massive contre les femmes : il les met en position de proie, les déstabilise, les fragilise, les fait se sentir incompétentes, les infériorise, les réduit à leur corps, les objectifie, et constitue une nébuleuse de faits et de non-faits qui brouille toute prise de conscience par la victime de ce qui lui arrive et qui permet la rupture de solidarité entre les collègues masculins (même inférieurs hiérarchiques, même non violents) avec la femme victime.

La combinaison de harcèlement sexuel et moral permet d’invalider les accusations de l’un par l’autre : l’incompétence de la victime a été inventée de toutes pièces au moment opportun pour contre attaquer. Il s’agissait alors pour le chef de couper court aux accusations de harcèlement sexuel. En la décrivant comme incapable d’effectuer son travail, il espérait désamorcer la démarche de sa subordonnée, ou même la punir de s’être adressée à ses supérieurs hiérarchiques. La correspondante sociale du ministère l’avait bien mise en garde : si elle poursuivait ses démarches, il ferait tout pour la « broyer » quitte à inventer des choses contre elle.

Il a bien failli réussir lors du premier procès à Bobigny en 2020, la cour a en effet cru ces mensonges et le retournement très souvent constaté dans les affaires de harcèlement a eu lieu : c’était la victime qui était jugée, elle a fait face à « un torrent de boue » selon les mots du procureur lui-même.

Après un arrêt de travail pendant six mois pour épuisement et dépression, elle a du supporter une mise au placard pendant un an (dans un bureau sans poste de travail : pas d’ordinateur, pas de chaise ), mais s’est remise, épaulée par ses proches, des syndicats et de très rares collègues. Elle a réorienté sa carrière, réussi à retrouver confiance en elle dans un nouvel environnement professionnel et elle est parvenue en 2016 à déposer plainte et poursuivre ses démarches malgré les multiples tentatives d’intimidation. Lors du procès en appel en janvier 2022 la description des faits par la victime n’a laissé aucun doute sur l’intention destructrice de leur auteur.

Celui-ci persiste dans le déni, c’est bien la preuve qu’il sait que l’institution le protège, lui. Malgré les dispositions de la législation du travail, qui punit sévèrement le harcèlement au travail y compris dans la fonction publique, malgré les mises en garde et les formations à l’égalité que tout fonctionnaire en situation d’encadrement devrait suivre, malgré Metoo et l’immense ébranlement de l’omnipotence des harceleurs et des agresseurs sexuels, ils se sentent encore protégés, et dans les faits ils sont encore confortés dans leurs positions de pouvoir, promus dans leurs carrières, alors qu’ils devraient être sanctionnés, voire interdits d’exercer.

Lorsque la cour rendra son arrêt le 25 Février 2022 nous pourrons peut-être constater qu’à l’occasion de ce cas exemplaire, les choses sont en train de changer !

Florence-Lina Humbert 50-50 Magazine

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