Articles récents \ Chroniques Théâtr’Elles : HORS-LA-LOI

Me voilà jetée sur le banc des accusées. Menottée. Devenue ennemie n°1

L’Etat a légiféré pour créer un nouveau délit

Une partie de l’opinion publique approuve cette mesure

Elle craint le Grand Remplacement

Face à moi des bouches vociférantes dégueulent leur colère, des mots se répandent, des mots que je trouve même, quelques fois, là où je ne les attendais pas, car je croyais que nous nous tenions EMBRAS(S)EES contre les inégalités. Face à moi un concert cacophonique de mots rances, portant les traces de leur traversée historique, charriant des relents et lambeaux de féminicides.

J’entends l’incontournable «Au bûcher, la sorcière hystérique » ou encore l’habituel : « Frustrées- Sous-entendu mal-baisées »

Comme si la pertinence d’un discours de femme ne pouvait se mesurer qu’au nombre de coups de rein administrés par un pénis en érection, comme si l’intelligence des femmes ne pouvait s’exercer qu’après une sexualité épanouie

C’EST-À-DIRE HÉTÉROSEXUELLE ET PHALLOCENTRÉE

Il faudrait d’abord ouvrir les cuisses à un homme pour avoir le droit d’ouvrir sa gueule ?

ACCUSÉE LEVEZ-VOUS !

En préambule, nous tenons à préciser que nul ici ne songe à réfuter le bien-fondé du féminisme et surtout la valeur des figures du passé qui se sont employées à modifier la société en profondeur. C’est pourquoi nous trouvons votre ingratitude honteuse et sans limite. Les nouvelles féministes de votre espèce trahissent celles d’hier. Au lieu de savourer les justes et suffisants progrès, vous vous entêtez dans des luttes stériles et anecdotiques.

Donc, ils disent oui au féminisme-mais-qui-a-déjà-eu-lieu, oui au féminisme-mais-à-dose-homéopathique-et-sur-des-sujets-validés-par-eux – car il faut hiérarchiser les combats -, oui au féminisme-mais-policé, conforme à la naturelle douceur des femmes, oui au féminisme-chuchotant-et-sexy, oui au féminisme-pour-hommes.

CHEFS D’ACCUSATION

VOUS

Vous vous tenez du côté du trop, du côté de l’excès

De l’ultra-violence (j’attends encore la liste des morts que j’aurais causées)

VOUS ÊTES UNE FÉMINISTE RADICALE (FR)

A CE TITRE VOUS ÊTES LIBERTICIDE 

Assoiffée de pouvoir, les dents rayant le plancher et la bouche salivante de votre ressentiment, vous aspirez à la vengeance (Il y a toutes les raisons de nous précipiter dans la vengeance, et pourtant, ça n’est absolument pas le projet. C’est dire notre grandeur d’esprit et notre tempérance !) et au renversement de la domination (au moins vous reconnaissez la domination). Vous installez une dictature morale en place et lieu de la politique et de la justice. Voyant le mal(e) partout, vous imposez la Terreur en essayant de faire tomber des têtes respectables, par des dénonciations calomnieuses ; vous confondez justice et vengeance, et vous substituez le lynchage (cancel culture) -que vous pratiquez avec vos complices des réseaux sociaux – à la sanction légitime de la justice institutionnelle.

Pourtant, lorsque j’écoute la parole des femmes, validée par des faits, que je compte les harcèlements et agressions dans les milieux artistiques, sportifs, dans l’espace public, au domicile conjugal, dans la famille, chez les proches et les amis, je trouve un chiffre colossal. Alors je vous le demande : qui installe la Terreur, quand il ne reste aucun espace sans danger ? Quelle liberté pour nous dans un monde aussi violent ?

Nul ne conteste la propension de ceux qui détiennent le pouvoir à vouloir le conserver et à en abuser SAUF quand il s’agit de féminisme. Pourtant : qui produit la parole et le récit collectif ? Qui produit la justice ? Qui produit les normes ? Qui produit le langage ? Qui possède et crée la valeur ?

Quant à la question morale, je la rencontre surtout de votre côté, dans vos discours permanents sur nos corps et nos places. Pour ma part, je ne parle pas morale, mais éthique. Faire société, n’est-ce pas, collectivement, décider des valeurs que l’on se donne comme fondement ? Les lois ne devraient-elles pas être l’expression de ces valeurs communes ? Mais dans un pays où la démocratie se réduit à un ensemble de négociations pour acheter le pouvoir, qui pense encore le politique en ces termes ?

ET PUIS AUSSI…

Vous détruisez la créativité des artistes parce que l’Art est au-dessus de tout, parce que l’Art doit être libre ou l’Art n’est pas (j’aperçois des visages d’artistes, condamnés jadis par d’autres cours et pourtant libres, venus se régaler de mon procès). Envieuse de nos places, vous exigez de tout rationaliser, avec vos chiffres et vos quotas. Qu’est-ce que ça peut bien faire que la parole artistique soit très majoritairement la production d’artistes blancs de sexe masculin ? (ça ne vous a pas échappé non plus ?).C’est juste la preuve que le talent est de leur côté. Votre volonté d’imposer des femmes dans une perspective mathématique aura juste pour conséquence l’affaiblissement du niveau culturel général. Que deviendra alors le prestige de notre pays, dont nous pouvons être – à juste titre- si fiers ? Sans compter que ça ne rendra pas service aux femmes, suspectées d’avoir bénéficié d’une mesure de discrimination positive, qui n’a rien à voir avec le génie.

Comme si les conditions d’émergence des talents masculins n’étaient pas déjà le fait de cooptations et de discriminations successives.

Je devrais donc respecter la liberté de créer des hommes; respecter l’univers imaginaire et fantasmatique des hommes ; respecter et étudier et admirer leur vision du monde et le récit de leurs désirs; respecter leur définition des femmes

Respecter la liberté de la création, c’est donc accepter le monopole masculin sur la culture ?

Je dois oublier que la production artistique est située pour ne l’appréhender que comme pure expression d’un génie au-dessus de la politique et des lois humaines ? Mais qui donc détruit et censure ?

Celles qui remettent du politique dans leur jugement sur une oeuvre ? Ou ceux qui ne permettent même pas l’émergence d’une autre parole que la leur ?

Où gisent les cadavres ? Chez les artistes dénoncés-condamnés et pourtant toujours produits-admirés-encensés ? Ou chez les femmes dont les oeuvres ont été empêchées ou invisibilisées ? -A tel point que nous sommes contraintes aujourd’hui de faire tout un travail matrimonial afin de remettre dans la lumière les oeuvres de celles qui ont réussi, au prix de difficultés incroyables, à créer- Ou encore chez les femmes dont les oeuvres ne sont toujours pas produites et valorisées aujourd’hui ?

Où est la liberté ? Quand la vision artistique se réduit au récit maintes fois réitéré des désirs sexuels masculins, à l’apologie du phallus d’une façon ou d’un autre ? 

Où est la liberté, quand la parole et le monde sont monochromes et unisexes ?

Qui est liberticide ?

Où est la liberté qui permettrait une plus grande richesse de l’imaginaire et des motifs travaillés ?

VERDICT

Devant la gravité des faits qui vous sont reprochés, la confrérie des juges penche pour un durcissement de la peine. Vous êtes la première condamnée par cette nouvelle loi ; il faut que le verdict en soit exemplaire et dissuade toutes celles qui voudraient suivre votre exemple. Ainsi, la correctionnalisation de votre procès semble tout à fait inappropriée, dans la mesure où il est question de sécurité nationale. Par conséquent, il faudra requalifier le délit en crime et porter le jugement aux assises. Nul doute que nous serons suivis par les législateurs. Justement, voilà que des hommes politiques, venus assister au procès, en profitent pour se placer devant les caméras et « scooper » quelques annonces : si les gouvernements précédents ont commis l’erreur de trop soutenir la cause féministe, sans doute pour des mobiles électoralistes, ouvrant la porte à un flot de violences, il nous incombe aujourd’hui de prendre la mesure des dégâts et d’assumer nos responsabilités, en arrêtant la propagation de ce virus, qui gangrène et détruit la société par l’inversion de ses valeurs ; ainsi, la condamnation s’accompagnera d’un ensemble de mesures sociales : la lutte contre le Radicalisme Féministe sera déclarée grande cause nationale et bénéficiera, à ce titre, de tous les moyens nécessaires.

Un nouveau fichier, signalant les FR (féministes radicales) sera mis en place pour repérer celles qui emprunteraient ce sentier illégal. Nous entendons associer les équipes éducatives, afin de repérer dès le plus jeune âge les mauvaises graines, car c’est tous ensemble que nous éradiquerons cette nouvelle forme de délinquance qui tente de prendre le pouvoir. Des places dédiées seront créées en prison. Des stages de rééducation seront mis en place pour ramener les FR hystériques sur des chemins plus apaisés et conformes aux valeurs de la République.

JE VOUS REGARDE, VOUS QUI VOUS ERIGEZ EN JUGES

Et voici qu’un éclat de rire se forme dans ma gorge

Il enfle enfle ENFLE puis s’échappe de mes lèvres et emplit tout l’espace

Et voici que mes mains se libèrent faisant tomber au sol les menottes

Et voici que mon corps se met debout et marche

Comment ne pas rire devant cette mascarade, qui ne m’arrêtera pas, qui ne réussira pas à museler ma parole ? Le droit s’oppose à la violence, dites-vous ? Mais votre droit EST violence. Plagiant Mark Twain je dirais : lorsque les hommes créent des lois qui leur permettent de se maintenir au pouvoir et d’en abuser, tout en se garantissant l’impunité, on appelle ça la justice et le droit ; quand les femmes sont obligées de trouver d’autres moyens de se faire entendre pour obtenir justice, on appelle ça de la violence. Qui est hors-la-loi ?

Regardez comme vous tremblez devant le danger que je représente : qui mobilise autant de moyens s’il ne se sent pas menacé ? Et le bruit de vos mâchoires qui claquent devient le rythme de mon pas déterminé. Et voici que mes mains cueillent d’autres mains. Et voici que nos bras se lèvent. Ensemble et fières, nous traversons le tribunal, nous, sœurs-de-combat, sous vos regards de haine et votre envie de lynchage.

Il ne peut y avoir de liberté dans un système inégalitaire

Notre féminisme ne peut être que radical : nos idées et nos luttes ne sont pas nouvelles. Si elles peinent à avancer, c’est à cause de la violence de votre opposition

Notre féminisme ne peut être que radical, c’est-à-dire global, c’est à dire systémique.

Parler de la casserole c’est parler de la retraite, car l’assignation aux tâches éducatives et domestiques a un impact sur toute la carrière des femmes et donc sur le montant de leur pension. Parler du harcèlement de rue c’est parler de la culture du viol, puisqu’il s’agit de l’appropriation du corps des femmes, parler de la féminisation des mots, c’est mettre à jour les dominations qui se retrouvent dans la langue et donc la pensée/construction d’un monde inégalitaire…

Nous vous abandonnons à votre parodie de jugement, parce que nous avons à poursuivre notre lutte pour une justice qui vise une égalité réelle, condition de la liberté partagée.

Rachel P 50-50 Magazine

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