Articles récents \ DÉBATS \ Témoignages Les 60 ans de l’indépendance de l’Algérie : l’engagement d’une féministe indépendantiste

Je suis née en 1943, je suis l’aînée d’une famille ouvrière qui habitait un quartier de Paris très populaire, le 11ème arrondissement, où vivaient des gens de toutes les nationalités, et de mêmes conditions sociales. Les enfants jouaient beaucoup dans la rue parce que les appartements étaient très petits, après la guerre il y avait une crise du logement, et puis il n’y avait pas autant de voitures qu’aujourd’hui, nous étions vraiment en sécurité dans le passage du Bureau, un peu à l’écart du danger.

Pour moi ce passage avait une particularité, la présence d’une usine d’agrafes (Les Agrafes Françaises) juste en face de l’immeuble où habitaient mes parents. Souvent les ouvriers et les ouvrières de l’usine, d’origines différentes, s’asseyaient par terre sur le trottoir ou sur la murette devant l’usine pour manger leur gamelle. Nous, les enfants qui jouions devant eux, nous avons commencé à leur parler, ils se détendaient avec nous. En fait, dès mon enfance j’ai été en contact avec des ouvriers et des ouvrières, en grande partie algérien·nes.

Mon père était syndicaliste et membre du parti communiste, il travaillait à l’époque chez Renault, il lui arrivait de venir à la maison avec des copains du syndicat ; j’ai donc été aussi été baignée dans une ambiance où on parlait politique et luttes syndicales. Sans vraiment écouter, j’entendais, les informations à la radio aussi où on y parlait beaucoup des Algérien·nes avec des remarques et des reproches désagréables pour l’enfant que j’étais. Chez les commerçant·es aussi, les gens disaient des insultes contre eux, elles/ils les traitait de « bicots », de « bougnoules », c’était dur à vivre, les gens étaient vraiment très racistes ! J’ai compris que c’était à cause de la guerre et que pour elles/eux les Algérien·nes étaient des ennemi·es. Mais, pour moi, les Algérien·nes de l’usine qui nous parlaient étaient comme les Français·es. Entre ce que j’entendais dans la rue, ou à la radio et ce que je vivais avec les ouvrier·es dans ma rue cela n’avait rien à voir ! C’était si différent, et je pensais pourtant ils sont gentils ces gens-là ! Alors pourquoi les traiter comme ça ? Moi, j’ai grandi dans un milieu qui n’était pas raciste ; les enfants habitant l’immeuble allaient chez les un·es et chez les autres, parfois on allait dormir chez une famille voisine de l’étage au-dessus qui était italienne ou une autre qui était algérienne ou encore un autre qui était juive polonaise … en réalité, il existait entre nous des liens très différents du climat ambiant qui tranchait avec le comportement des Algériens que je connaissais.

J’ai commencé à travailler à l’âge de 14 ans et demi, ce qui était une situation fréquente des enfants aînés de familles ouvrières, qui, une fois passé le certificat d’étude allaient travailler pour ramener un petit salaire de plus à la maison. Mais comme je voulais continuer à étudier, j’allais au cours du soir à la mairie du 11éme où, à l’époque, des enseignant·es donnaient gratuitement des cours du soir aux jeunes qui n’avaient pas pu continuer l’école ou aux adultes qui travaillaient depuis longtemps.

Quelques temps plus tard, j’avais quinze ans, au cours de mes allées et venues dans le quartier, j’ai fait la connaissance d’un ouvrier horloger, Jean, qui apprenait le métier dans une boutique près de chez moi, on disait arpète. Nous avons pris l’habitude d’échanger quelques mots. Je faisais les courses aussi pour les voisines du quartier, ce qui nous donnait l’occasion de multiplier nos discussions malgré la bonne dizaine d’année qui nous séparait. Un jour ne le voyant pas j’ai demandé à son patron pour quelle raison il n’était pas là. Il a refusé de me le dire et c’était très mystérieux pour moi.

Un soir en rentrant de mes cours, vers 22h, je l’ai croisé et il faisait comme s’il ne m’avait pas vue. J’ai couru après lui, en lui demandant; « Qu’est-ce qui se passe ? Tu ne te souviens pas de moi ? » « Si, mais ne fais pas de bruit et viens par-là ». J’ai compris qu’il se cachait. Nous sommes allés dans un café et c’est alors qu’il m’a apprit qu’il était Algérien et devait se cacher. Mon environnement et une maturité certaine me permirent de comprendre rapidement que cette personne, qui, pour moi n’était alors qu’un bon copain, était engagé dans des activités pour l’indépendance de l’Algérie et qu’il fallait absolument qu’il se cache.

Dans les mois qui suivirent, j’ai négocié avec mon père, qui me surveillait un peu trop à mon goût, comme cela se faisait à l’époque pour les filles, la possibilité d’occuper dans le quartier du 20ème, une petite chambre que me proposait une dame âgée pour lui tenir compagnie et en échange de services. Puis, elle m’a installée au 6ème étage. C’était pour moi une chance à saisir pour trouver mon indépendance !

Lorsque j’ai revu Jean (j’appris qu’il s’appelait Mohammed en réalité), sa planque n’était plus du tout sûre. Je lui ai donc proposé de venir loger chez moi, donc de le cacher en réalité. A partir de ce moment-là, je me suis un peu plus engagée en devenant sa complice clandestine.

Durant cette période, j’essayais quand même de participer, même de loin, à des manifestations contre la guerre d’Algérie et pour l’indépendance organisées par le PSU (Parti Socialiste Unifié) en essayant de ne pas me faire remarquer par la police pour ne pas mettre Mohammed en danger. Malgré mes précautions, à la fin d’une manifestation j’ai été amenée au poste, j’ai eu de la chance, alors que d’autres femmes ont connu la prison de la Petite Roquette, une prison pour femmes, qui a été démolie depuis. Ils m’ont relâchée, rien ne prouvait mes activités « de livraison » pour un réseau quelconque (il existait plusieurs réseaux en lien avec le FLN à l’époque). En revanche, des policiers sont allés voir mes parents, ont fait une enquête pour savoir s’ils étaient au courant de mes activités. En réalité, ils n’en n’étaient pas informés et ne pouvaient donc rien leur dire et heureusement.

D’autres actions étaient organisées : elles consistaient à apporter des courriers d’un lieu à un autre ou des valises qui pouvaient contenir des armes, conduire des Algériens, action pour laquelle la présence d’une femme était supposée rendre le passage plus facile en cas de contrôle d’identité. Ces actions représentaient un réel danger.

Le vécu quotidien de la période du couvre-feu donnait un climat particulier. Je savais que lorsque Mohamed devait sortir pour effectuer une mission, il courait le risque d’être arrêté et de ne pas revenir. Nous avions tous les deux mis en place une série de codes et de consignes qui pouvaient me permettre d’informer son contact s’il lui arrivait quelque chose. Je savais que le réseau était organisé en cellules composé seulement de trois personnes afin d’éviter de donner des renseignements lors d’un interrogatoire où des exactions pouvaient être commises. L’organisation était bien rodée, mais n’était pas sans risque pour celles et ceux qui y participaient. Pour ma part, je n’étais pas exposée dans ce type de tâche du fait de mon âge puisque j’étais encore mineure (la majorité était à 21 ans). Néanmoins, j’avais conscience que cacher Mohammed pouvait être un risque réel de répression à mon encontre.

Mon engagement me paraissait tout à fait logique et normal. Il reposait sur le raisonnement suivant : comment comprendre et accepter que des êtres soient considérés comme inférieurs parce qu’étrangers. Etre niés et rejetés m’évoquait une situation que j’avais vécu lorsque ma mère venait me chercher à la sortie de l’école et me parlait en mélangeant l’occitan et le catalan. Mes camarades de classe, la dévisageait et se moquaient d’elle : « Oh ta mère, elle n’est pas française ! ». C’était du racisme et ça me révoltait, je ne voulais pas qu’on touche à ma mère et encore moins comme ça ! Même mon père le lui reprochait et ça je n’aimais pas ! Il refusait qu’elle nous parle en « patois » de crainte que nous soyons puni·es à l’école, car il fallait parler un bon français et si ce n’était pas le cas, il arrivait que des instituteurs ou des institutrices nous tapent sur les doigts pour toute phrase prononcée qui n’était pas en bon français.

C’était un racisme différent de celui que l’on connait aujourd’hui. A cette époque, au Passage du Bureau, nous étions réunis par une même condition sociale : Français·es venu·es de différentes provinces, Algérien·nes, Espagnol·es, Italien·nes, Polonais·es … immigré·es venu·es pour trouver du travail et vivant  avec de petits salaires. De nos jours, les quartiers sont davantage organisés autour de communautés de même d’origine, ils forment pour ainsi dire des quartiers ghettos.

Quelques mois avant l’indépendance, mon compagnon de combat est devenu mon mari. Notre engagement dans la lutte pour l’indépendance a fondé en grande partie notre union et la clandestinité a favorisé la nécessaire complicité à former un couple. Nos conversations politiques et notre engagement au PSU, un parti très en avance à cette époque pour ses positions indépendantistes, ont nourri ma réflexion politique autour de la colonisation et des mécanismes de dominations. Au PSU, on parlait aussi d’autogestion, d’environnement, d’égalité entre les femmes et les hommes, je me rappelle cette affiche avec un beau visage de femme : « Décoloniser la femme » à ce sujet un livre est paru en 2021 sur l’histoire du secteur femmes au PSU.

Après l’indépendance, mon engagement envers l’Algérie s’est poursuivi en soutenant le PRS (Parti de la Révolution Socialiste de Mohamed Boudiaf) en France jusqu’en 1974, tout en étant soumise en tant que française à un « devoir de réserve ». A partir de 1975, j’ai orienté mes actions vers d’autres luttes antiracistes et anticoloniales.

Je suis allée en Algérie bien après l’indépendance. J’ai fait partie de la délégation des féministes françaises qui se sont rendues à Alger pour participer à la manifestation en solidarité avec les femmes algériennes qui engageaient leur combat contre le code de la famille, ce code de l’infamie, qui en fait des mineures à vie. Cce combat est toujours actuel et notre solidarité féministe se poursuit.

A partir de mi-1970 mon combat féministe est devenu principal, j’y milite toujours encore aujourd’hui avec conviction. J’ai créé le Collectif de Pratiques et de Réflexions Féministes « Ruptures », devenu le Réseau Féministe « Ruptures » qui travaille dans la mixité. Nos valeurs reposent sur le féminisme universaliste, la laïcité et la parité. Nous agissons depuis plus de 40 ans sur trois niveaux : national, européen et international en articulant quatre domaines : la conception universaliste du monde, les droits des femmes et le féminisme, les luttes contre le racisme et celles pour l’environnement et la transition écologique. En partant der l’approche transversale du féminisme politique, nous entendons œuvrer pour la transformation sociale en favorisant les convergences de luttes sur toutes les questions d’actualité et de société avec les mouvements qui reconnaissent au féminisme une antériorité dans l’expérience des résistances aux dominations.

Monique Dental, Présidente-fondatrice Réseau Féministe « Rupture »

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