Articles récents \ France \ Économie Lucile Peytavin et Lucile Quillet : Ce que le patriarcat coûte aux femmes et à la société

Lucile Peytavin, historienne et essayiste, autrice du Coût de la virilité et Lucile Quillet, journaliste, autrice de l’essai, Le Prix à payer, ce que coûte le couple hétéro aux femmes, étaient les invitées des Pages de l’Egalité, un rendez-vous littéraire organisé par la Laboratoire de l’Egalité. Ce que le patriarcat coûte aux femmes et à la société était le thème de cette rencontre. 

Lucile Peytavin, vous évaluez ce que vous appelez le coût de la virilité en France à 95 milliards d’€ par an. Lucile Quillet, le coût du travail domestique des femmes en France est chiffré à 210 milliards d’€ par an. Pourquoi était il important pour chacune de vous de passer par les chiffres.

Lucile Peytavin : Ce qu’on ne compte pas n’existe pas. Or, si on n’a pas de chiffres, on ne peut pas convaincre les politiques et les hommes. Les chiffres sont universels et sont une arme précieuse. L’économie est une réalité qui fait partie de notre société. Chiffrer la masculinité toxique est une première. Les comportements asociaux des hommes ont un coût sur la richesse nationale. Il s’agit de prendre conscience de leurs effets néfastes, de les quantifier afin de les déconstruire.

Lucile Quillet : Les statistiques sont la langue universelle de notre société qui valorise le côté monétaire. Chiffrer permet de montrer ce qu’on perd, d’évoquer le manque à gagner, de lister ce qu’on pourrait faire d’autres avec cet argent dépensé sur d’autres pôles. Dans mon essai sur le coût du couple, je me suis basée sur les chiffres d’expertes, de démographes et de l’Insee. En France, on mutualise les richesses, on calcule les revenus du foyer et cela masque la réalité financière des femmes.

Notre argent a donc du pouvoir. Pourriez vous nous expliquer en quoi prendre conscience de ce pouvoir peut influer sur l’égalité entre les hommes et les femmes ?

LP : Ces chiffres prouvent un manque à gagner et un gaspillage colossal qui se chiffre en termes de coût financier et humain comme les décès, la souffrance psychologique et physique, la mobilisation des forces de police, le coût pour la justice qui va juger les auteurs de ces violences, le coût pour les services de santé, la perte de productivité liée aux arrêts maladie, la construction de prison, etc. Si on réduisait les inégalités entre les femmes et les hommes, cela permettrait de mettre ces milliards dans d’autres projets. J’estime à 100 Milliards € par an le coût de construction et d’entretien des prisons ainsi que la mobilisation des effectifs de la police. Si on éradiquait la domination masculine, on obtiendrait la baisse de la délinquance et de la criminalité. On vivrait dans une société plus riche, plus libre et plus en sécurité d’où l’importance du combat féministe.

LQ : Cette prise de conscience de notre argent permet de nous rendre compte de la répartition inégale des charges financières au sein du couple. Par exemple, le coût de la contraception revient à la femme à 99% alors qu’elle n’est féconde que 10 jours par mois et de 12 à 50 ans en moyenne contrairement au conjoint. Madame est perdante dans la division des charges financières à l’intérieur du couple sachant que Monsieur gagne plus que Madame. Cette division doit se faire au prorata des revenus de chacun.e. Egalement, Monsieur va acheter les biens durables (ex : voiture, meubles) alors que Madame achète les biens périssables et éphémères (courses, fournitures). Si le couple se sépare, Monsieur fera valoir le coût de ses achats lors de la répartition des biens. Quid des dépenses effectuées par Madame ? Il faut que les femmes se rendent compte de la valeur que nous créons et ne pas hésiter à en parler. Encore aujourd’hui, une femme qui parle argent sera considérée comme intéressée, égoïste, vénale, individualiste. Il faut casser le stéréotype de la femme entretenue par son mari car elle ne travaille pas ou bien à temps partiel. Le mari l’est également par le travail gratuit effectué par le travail domestique de sa femme. Tout le temps dépensé à faire la vaisselle, le ménage, les courses, le repassage, la gestion des enfants etc… n’est pas utilisé pour elle dans des formations, son bien-être ou bien à monter en compétence en travaillant davantage dans l’entreprise. Ce temps offert va au détriment de l’intérêt des femmes. De manière générale, l’homme et la société profitent de ces dons invisibles.

Vous développez toutes les deux d’un mécanisme d’invisibilisation à l’œuvre dans notre société qui en masque à la fois les coûts, les responsabilités et les enjeux fondamentaux.

LP : Les statistiques prennent en considération l’âge, l’origine et le milieu social mais pas le sexe. Or, dans l’immense majorité des cas, ces violences (ex : vols, cambriolages, meurtres, accidents, viols, violences, dégradations) sont commises par des hommes. 90% des personnes condamnées par la justice sont des hommes. 80% des remises en cause par la justice sont des hommes. Les prisons sont remplies d’hommes avec une population carcérale à 96% masculine. Ils représentent 99% des auteurs de viol, 86% des homicides, 84% des accidents mortels, etc. Cette surreprésentation dans ces violences devrait faire débat dans l’opinion publique. Or, tout le monde trouve cela normal. Si dans l’immense majorité, les hommes ne sont pas des délinquants ou des criminels, l’immense majorité des délinquants ou des criminels sont des hommes quel que soit la tranche d’âge, la zone géographique ou la classe sociale. Les ministères de la Justice et de l’Intérieur fonctionnent en grande majorité que pour les hommes. Il existe deux mécanismes qui invisibilisent ces violences : on considère qu’il y a quelque chose par nature, d’intrinsèque qui pousserait les hommes à être agressifs avec l’argument de la testostérone alors qu’il n’y a aucun lien scientifiquement prouvé entre la testostérone et l’agressivité. Le deuxième mécanisme qui invisibilise ces violences est qu’on considère que le masculin est la norme.

Lucile Quillet vous dites dans votre essai que les femmes sont « les variables d’ajustement de l’ombre » et que les hommes réalisent une véritable « économie d’échelle » sur le travail invisible des femmes à l’intérieur du couple hétérosexuel.

LQ : Statistiquement, une femme seule et célibataire fait 16 heures de tâches domestiques par semaine, un homme 11 heures. Une fois en couple, la femme en rajoute 7 heures et l’homme en enlève 2. Et quand naît le premier enfant, la mère fait encore 5 heures supplémentaires et le père, juste 1. La femme devient une variable d’ajustement. Monsieur profite de la prise en charge du travail domestique effectué par Madame pour dégager du temps pour lui, pour sa carrière ou pour son bien-être. Dans 75% des couples, l’homme gagne plus que la femme. Le jour où le couple se sépare, la femme récupère bien souvent la garde des enfants. Monsieur va continuer de progresser dans sa carrière contrairement à Madame qui doit jongler avec la contrainte des enfants. Il faut savoir que la moyenne d’une pension alimentaire est de 175 € par mois. Un père divorcé, gagnera 12% de plus sur le dos de son ex-femme car la pension alimentaire à payer sera toujours moins importante que le coût réel de l’éducation de son enfant. Plus il y a d’enfants, plus une femme divorcée est exposée à la pauvreté. La pension alimentaire est revue à la baisse si la mère se remet en concubinage. Le conjoint réalise une économie d’échelle sur le travail invisible des femmes au même titre que l’Etat. En effet, dès qu’une veuve se remarie, sa pension de réversion disparaît alors que toute sa vie, elle aura œuvré gratuitement avec son travail domestique. Les femmes n’ont pas conscience de la valeur du travail qu’elles créent qu’il soit gratuit ou pas. Ce n’est pas normal qu’une mère qui se met à temps partiel ou s’arrête de travailler pour élever ses enfants, n’ait pas droit au chômage ou à la retraite alors qu’elle éduque des enfants qui contribueront à la richesse de demain. Concilier vie professionnelle et vie privée est aussi l’affaire des hommes.

Vous nommez le travail d’acculturation qui conduit à éduquer les garçons dans le sens d’une valorisation des comportements violents et toxiques.

LP : La prise de conscience serait déjà un premier pas. Dans l’éducation actuelle, la virilité est mise en avant. Le garçon doit être fort, ne pas exprimer ses émotions, prendre les devants… On sociabilise les filles et les garçons différemment. C’est difficile pour leurs parents d’en prendre conscience. Les Sciences de l’Education ont démontré que les garçons sont élevés par la loi du plus fort. Avec un bébé garçon, les rapports seront plus toniques. Ils sont moins sanctionnés par leurs comportements perturbateurs. La violence s’exprime dans les jeux offerts par les parents avec des armes. Les héros de films ou de livres sont des héros dont la violence est légitimée pour sauver le monde. La construction virile se fait à travers les yeux du père. Les garçons vont se bagarrer et s’insulter pour montrer qu’ils résistent et qu’ils sont forts. Cette injonction de la virilité chez les garçons a des effets néfastes et provoquent des violences faites aux filles mais aussi entre garçons. De manière générale, si les hommes étaient éduqués comme les femmes, on vivrait dans une société plus égalitaire. Les femmes ne reçoivent pas ces valeurs viriles. Elles développent des comportements plus altruistes et du vivre ensemble. Dans le monde de l’entreprise, on pousse les femmes à être fortes, à s’imposer et donc à entretenir ces rapports de domination. Ce management autoritaire a des coûts sur la santé mentale. On va dans le mauvais sens en poussant les femmes à jouer ce jeu alors qu’il s’agit de développer des valeurs humanistes. Il est essentiel de revaloriser ce qui est dit « féminin » pour lutter contre le sexisme et l’homophobie. Actuellement, le féminin est dévalorisé. En 2022, un petit garçon ne voudra pas mettre un tee-shirt rose car c’est pour la fille, donc dévalorisant. On remet en question des schémas éducatifs mais pas ceux et celles qui les reproduisent.

LQ : Certains hommes confessent qu’ils se sentent obligés d’alimenter leur famille en acceptant un travail qu’ils détestent. Le congé paternité devrait avoir la même durée que le congé maternité et il faudrait arrêter d’accorder autant d’importance aux couples que mariés. Le couple doit être plus démocratique avec une priorité qui ne doit pas être l’argent. La femme sacrifiera sa carrière car celle de son conjoint est plus rémunératrice pour des raisons patriarcales.

En quoi observer les inégalités entre les hommes et les femmes sous l’angle de l’argent en fait une question politique ?

LQ : L’intime est politique. Les sujets comme la famille, les enfants, le bien-être ne sont pas des sujets dits de « bonne femme » mais des sujets qui concernent tout le monde. Le couple est politique.

LP : Les femmes ne sont pas une minorité. Nous sommes la moitié de l’humanité. Transmettre des valeurs plus humanistes aux garçons permettrait de ne plus entretenir les rapports de domination entre les hommes et les femmes.

Propos recueillis par Laurence Dionigi 50-50 Magazine

Dessins de Une : Amande Art

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