Articles récents \ Monde \ Pays Arabes Raneem Afifi : « Nous étions la seule plateforme égyptienne à documenter la pandémie d’un point de vue féministe » 1/2

Raneem Afifi rêvait de devenir reporter de télévision, elle a étudié la communication de masse et les médias. Quelques mois après la fin de ses études, la révolution de 2011 a éclaté en Égypte et elle a fait partie de celles et ceux qui sont descendu·es dans la rue, réclamant la liberté et la dignité et toutes ces merveilleuses choses qui ne se matérialisent jamais tout à fait.

Comment êtes-vous devenue une journaliste féministe ?

En 2012, je travaillais comme reporter de télévision free-lance. J’étais encore jeune mais à ce moment, le mouvement féministe égyptien, le plus ancien de la région où il a émergé il y a plus d’un siècle, a été dynamisé par les événements et le soulèvement politique, malgré le pourcentage croissant du harcèlement et des violences sexuels dont les femmes furent victimes dans les rues. Tout cela m’a touchée, ce qui arrivait aux femmes sur le terrain, le mouvement féministe qui se levait, le fait que certain·es aient le courage de parler librement du corps des femmes. J’ai compris pour la première fois le slogan féministe « Le privé est politique » ! Je me demandai alors pourquoi les médias ne soutenaient pas les femmes agressées d’une façon appropriée face à ce qui se passait dans les rues, ni même face aux agressions politiques dont elles étaient victimes. Et j’ai commencé à évoluer dans mon travail, j’étais journaliste mais mon média ne trouvait pas d’intérêt au point de vue que j’avais sur les événements. J’ai donc eu envie de lancer un site web d’actualités avec une perspective féministe – sur les femmes, notre vie quotidienne dans la société etc. Mais je n’ai pas trouvé de sponsors car mon projet était très nouveau dans les pays arabes, ce n’était pas quelque chose qui  les attirait. J’ai été obligée de différer mon projet d’un an, le temps d’économiser de l’argent sur mon salaire et de trouver quelques maigres supports. Finalement, il est devenu réalité en mars 2013.

À cette époque là, la sphère publique était encore ouverte en Égypte et j’ai pu trouver des partenaires. Au début, les gens ne comprenaient pas de quoi il retournait. Même les féministes, mais elles étaient fascinées par ce que je faisais, elles ont compris que j’avais un rêve à accomplir et elles ont commencé à me soutenir. J’ai trouvé un peu d’argent et développé le projet. À côté de la plateforme où nous publiions des articles, nous avions notre réseau social qui publiait des podcasts. Il y avait des témoignages, des infographies et des bandes dessinées… J’ai appris moi-même, et partagé ce savoir avec mon équipe, comment produire des contenus sensibles aux inégalités de sexe et de genre et nous avons commencé à partager ce savoir au travers d’ateliers que nous avons organisés avec d’autres partenaires. Nous étions les seules dans la région à faire cela, à avoir une analyse féministe sur les films et les séries tv. L’Égypte est l’un des premiers pays à avoir eu une production cinématographique, en même temps que la France et les États-Unis, nous avons donc des milliers de films mais si nous avons des critiques de cinéma, nous n’avons pas cette approche analytique d’un point de vue féministe !

Nous avons donc commencé à la faire connaître en Égypte en animant aussi des workshops auprès des critiques et des journalistes qui travaillent sur l’art, pour leur apprendre à développer une perspective féministe dans leur critiques et analyses de films. Après 2015/16 la sphère publique a commencé à se rétrécir et c’était difficile mais nous avons tenté de survivre, puis la pandémie est arrivée… Nous étions la seule plateforme égyptienne à documenter la pandémie d’un point de vue féministe. Nous avons produit un guide pour les journalistes de langue arabe, pour leur expliquer comment faire attention au point de vue des femmes dans leurs articles sur la pandémie. Cela a très bien marché et nous avons même conduit des workshops en ligne avec des journalistes sur cette question et la crise sanitaire en général analysée d’un point de vue genré. Nous avons eu des hauts et des bas depuis le lancement du média mais nous avons fait des choses extraordinaires et nous essayons de garder le cap. En écoutant mes sœurs qui travaillent dans les mêmes perspectives en Europe, aux États-Unis ou en Afrique, j’ai compris que nous avons toutes des difficultés, je ne suis pas la seule. Nous ne devons pas regarder la moitié vide du verre mais être positives et optimistes car nous sommes sur le même bateau. Nous devons faire face à ces problèmes parce que nous avons choisi un chemin différent, un chemin très important pour le changement social et la résistance au Statu Quo. 

Quel est votre héritage féministe en Egypte ?

J’ai quelques figures qui m’inspirent beaucoup. La plupart des féministes égyptiennes font partie de l’histoire. Le mouvement féministe égyptien a débuté vers 1890. Huda Sharawi est très connue, mais il en y a eu d’autres avant comme Malak Hifni Nasif (1886-1918) qui fut l’une des premières à s’opposer à la polygamie. Il y aussi Mounira Thabet (1902-1967) qui a défendu l’égalité de l’héritage entre les hommes et les femmes dans les années 1920. Huda Sharawi a réussi à faire adopter par le parlement un projet de loi national qui fixe un âge minimum légal pour le mariage – pour les filles et les garçons dans les années 1920. L’Égypte fut l’un des premiers pays à le décider. Je pense que la plus connue est Nawal El Saadawi. Elle a eu le courage de parler du corps des femmes, elle leur a dit que  leur corps était à elles et qu’elles n’avaient pas à avoir honte de leur désir sexuel. Son discours était différent de celui des autres militantes et elle a rencontré beaucoup d’adversité, mais pour moi et la génération des féministes de la Révolution de 2011, elle est une icône parce qu’elle a dit ce que nous aimerions pouvoir dire. Dans notre pays, il y a beaucoup de féministes qui défendent l’idée d’être au gouvernement, au parlement, d’avoir une indépendance économique… mais qui ne veulent pas aborder tout ce qui touche au corps et à la sexualité ! Nawal El Saadawi l’a fait et nous voulons faire entendre ces questions aujourd’hui. Les féministes de ma génération, au moins, comprennent très bien que si nous n’avons pas la maîtrise de nos corps, nous ne maîtrisons rien. Nawal El Saadawi l’avait déjà compris et l’expliquait très bien. Elle est morte l’année dernière, et son nom a été viral pendant plusieurs jours sur twitter. Il y a bien sûr des gens qui l’ont insultée et qui se sont réjouis de sa mort, mais il y a aussi des gens qui ont écrit, posté, tweeté sur cette femme qui leur a beaucoup appris sur eux-mêmes et sur leur droit de choisir leur partenaire, de décider s’ils veulent une famille ou non, et de choisir ce qui leur plaît même si ce n’est pas socialement acceptable. Les jeunes femmes sont très intéressées par son livre La femme et le sexe, toutes mes amies l’ont lu. C’est un livre important, c’est notre Deuxième sexe

Avez-vous vu des progrès dans votre pays depuis que vous êtes engagée sur une voie féministe?

Oui, vraiment. Avant la révolution, les violences sexuelles et sexistes faisaient honte aux victimes, c’était très difficile pour elles de dire : «  J’ai été agressée sexuellement, violée… ». Mais grâce au travail mené par les mouvements féministes, nous avons une loi contre les violences sexuelles depuis 2014. En 2020 un amendement est venu garantir le secret quand vous déposez une plainte, il empêche la police de divulguer vos informations personnelles comme elle le faisait trop souvent auparavant, exposant les plaignantes à des représailles. En 2021, un nouvel amendement a durci la loi, transformant le délit de harcèlement sexuel d’une femme en crime. Par ailleurs, un mouvement du type #Metoo a été un grand succès ici car il ne parle pas que de viol ou d’agression sexuelle à l’extérieur. Certaines ont courageusement abordé les violences sexuelles intrafamiliales, ce qui est très délicat dans notre pays. D’autres femmes ont dénoncé les agressions venant de leur petit-ami, de leur partenaire intime ou de leur mari. C’est une énorme avancée car nous en venons à la question du consentement, les femmes osent questionner l’appropriation de leur corps. Elles comprennent qu’elles n’ont pas à accepter d’être agressées par leur mari ou leur petit-ami. Que c’est leur corps et leur droit ! C’est un énorme progrès par rapport à il y a 10 ou 15 ans. Les choses ont pris une nouvelle tournure mais en même temps nous avons des féminicides qui augmentent. Ces derniers mois, trois jeunes hommes ont tué leur ex petite-amie ou des jeunes femmes qui refusaient de les épouser. Il y a de la violence mais la conscience de cette violence augmente. Maintenant les violences faites aux femmes font débat, elles sont reconnues comme des agressions sexuelles et non plus considérées comme de la drague acceptable – comme c’était la cas il y a douze ans. Nous travaillons sur toutes ces questions et du point de vue légal, il y a de réels progrès. Le problème est qu’une partie de la police et des juges est très conservatrice. La police ne sait pas accueillir les femmes violentées, donc elles ne se sentent pas en sécurité pour déposer une plainte, elles ne sont pas sûres d’être examinées médicalement de façon appropriée. Nombre d’entre elles ont rapporté qu’elles ont senti que les personnes qui enquêtent sur ces crimes les chargeaient toujours d’une part de responsabilité : Qu’est-ce qu’elle portait ? À quel moment elle se déplaçait ? Pourquoi allait-elle à cet endroit ? etc. Toute l’institution a besoin d’être formée à la façon de traiter ces femmes et de comprendre qu’il n’y a pas de faute de leur part.  

Propos recueillis par Marie-Hélène Le Ny 50-50 Magazine

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