Articles récents \ Chroniques Chronique méditative d’une agitatrice : survaloriser le masculin, un piège pour l’égalité des sexes

Les 24 et 25 juin derniers, les premières rencontres internationales sur les masculinités étaient accueillies à l’Hôtel de Ville de Lyon. A ces deux jours d’interventions et d’échanges très riches, a assisté un public majoritaire… de femmes. Il s’agissait de questionner la valorisation de la construction culturelle la plus partagée du monde, du fait de son coût humain et de ses effets destructeurs.

D’après Lucile Peytavin autrice du coût de la virilité, la France économiserait près de 100 milliards d’euros par an si les garçons étaient socialisés comme les filles le sont. Des hommes aussi, comme John Stoltenberg, auteur de Refuser d’être un homme, interrogent cette construction culturelle. Mais pas assez. Glorification de la compétition, du pouvoir sur autrui, de la logique de l’honneur et de la violence, ces valeurs sont partout : dans les rues et les statues, les produits numériques et culturels, le sport, l’école et l’enseignement supérieur, la publicité… Elles invitent à jouer au dé notre avenir commun, à coup de provocations dès l’enfance de type « cap ou pas cap ? », de propension à faire justice soi-même avec des « on va régler ça entre hommes », de déclarations de guerres, de comparaisons aux autres, de maintien dans chaque course où qu’elle mène, d’escalade technologique, de provocation d’accidents de la route, de structures verticales hiérarchisées et écrasantes, d’exclusion et de honte de soi pour qui perd à ce jeu mortifère. Ces valeurs là légitiment l’accumulation, l’exploitation, l’appauvrissement et l’écrasement des autres. Ces valeurs là, non réservées aux hommes mais concentrées chez une partie d’entre eux, construisent des très grosses fortunes. Celles-ci développent leurs folies militaires et technologiques, des inventions financières et des investissements colossaux dans un avenir pour lequel aucun peuple n’a voté. Elles renforcent les inégalités sociales au nom du mérite, esquivent l’impôt donc la solidarité, défendent l’héritage et la cooptation entre pairs, causent des dégâts environnementaux assumés. Et elles sont quasi-exclusivement détenues par des hommes. Quand les violences des supporters au stade de France ont eu lieu il y a quelques mois, comme à l’accoutumée, les médias n’ont pas relevé le point commun des auteurs de ces violences : être des hommes.

Si l’égalité entre les sexes est un principe à défendre, inscrit dans la constitution, s’en approcher implique une action continue et volontaire. Or, agir en sa faveur se comprend souvent comme un rattrapage des femmes vers les hommes. Mais ce mouvement là peut être un piège. « Comporte toi comme eux » me disait une de mes responsables. Il s’agirait, dans ces discours, que les femmes opèrent un mouvement vers la vie et le comportement de certains hommes, donc adoptent les valeurs qui les ont amenés là où ils sont en plus grand nombre. Avoir de l’ambition. Monter le plus haut possible. Travailler sans discontinuité à temps plein et plus, pour gagner plus. Avoir le dernier mot. Choisir son camp dans la vision simpliste et binaire de ceux qui gagnent et ceux qui perdent. Les femmes sont supposées en être :   » mais pourquoi n’y sont-elles pas ?  » , « on manque de femmes, ici, et là ». Elles devraient aspirer à entrer dans ces milieux davantage investis par des hommes. Opter pour une filière scientifique. Occuper les skate-parks. Entrer dans la police. Dans le BTP. Pratiquer le football. Créer une entreprise. Mieux : une « start up ». Faire partie des 40 personnalités les plus riches. La liste est longue. Pourquoi pas si c’est mon choix ? Mais attention : la réciproque n’existe pas.

La volonté affichée de mixité des sexes ne vaut que pour le monde que nous sommes sommé·es d’envier. Car aucune proposition équivalente n’est faite aux hommes pour entrer dans les univers très investis par les femmes. Devenir infirmier, aide-soignant, ATSEM, éducateur de jeune enfant, professeur des écoles, grand-père gardien de ses petits-enfants. Comme pour ajouter à leur impossible désirabilité, ces activités sont placées bien bas dans l’échelle de la reconnaissance sociale. Appeler les femmes à entrer dans les (plus hauts) territoires occupés par des hommes et ne rien attendre des hommes concernant les (plus bas) territoires occupés par les femmes (à part les maintenir bénéficiaires des services rendus) est une ambition très asymétrique. Une ambition qui rend les femmes potentiellement menaçantes dans ces univers fortement masculinisés. Et une ambition qui contribue à survaloriser les valeurs et normes associées au masculin, donc à dévaloriser davantage celles associées au féminin. Car pour chaque article, discours, action s’apitoyant sur le « manque » de femmes dans un domaine, il n’existe rien sur le « manque » d’hommes dans tel autre.

De fait, si le sort relatif des hommes paraît à première vue plus enviable, les perdants de ces stratégies de domination et biberonnés à ces valeurs peuvent connaître la frustration et le ressentiment causé par ce monde du masculin valorisé. En moyenne, les hommes ont des moyens financiers supérieurs, occupent davantage l’espace public et donc les places de pouvoir, ont des perspectives professionnelles plus larges, etc. A l’échelle d’un ménage, on peut donc souhaiter aux femmes vivant avec un homme, en vue d’augmenter sa liberté d’agir, de gagner autant que lui. Mais deux possibilités s’offrent alors. Car dans les foyers aux revenus inégalitaires, les plus aisés en particulier, où l’homme a le plus souvent le revenu principal, l’égalité économique entre les sexes serait envisageable dans l’autre sens. Moins d’argent pour les pères, pour plus de temps pour s’occuper des enfants… On voit où je veux en venir. Ce n’est pas gagné. Car il n’y a pas que des obstacles sur la route piégée de l’égalité avec les hommes, il y a aussi une résistance forte à prendre la juste route de l’égalité avec les femmes.

Réfléchissons bien au projet de société que nous vivrions si l’égalité était fléchée à sens unique, de la vie des femmes vers la vie des hommes… J’ai déjà fait part dans un récit du peu d’attrait de ce modèle quand on y réfléchit un peu. Les hommes sont sommés de performer à tout prix, de travailler toujours plus, d’envisager leur famille comme une vie secondaire, une entité à nourrir, de taire leurs souffrances et tout signe de vulnérabilité. Ils vivent moins longtemps que les femmes, les prises de risques d’une partie d’entre eux les conduisant plus fréquemment à des morts subites ou anticipées, quand les femmes ont une culture de la prudence plus développée. Elles sont bien davantage socialisées à se confier, à travailler sur elles et à se soucier d’autrui. Soulignons aussi qu’une part d’entre eux sont éduqués à adopter des comportements asociaux qui les rendent largement majoritaires parmi les responsables de crimes et délits de tous types, au détriment d’autres hommes, des enfants, des femmes et bien sûr d’eux-mêmes (cf. Le coût de la virilité, de Lucile Peytavin). Le bonheur au masculin est loin d’être certain.

Alors est-ce une bonne stratégie de vouloir simplement rattraper les hommes ? Pourquoi ne pas plutôt écarter les positions de domination au profit de celles qui respectent et soutiennent autrui ? Pourquoi ne pas bien sélectionner, parmi toutes les places occupées par des hommes, celles que les femmes veulent véritablement partager avec eux ? Et n’est-ce pas plus souhaitable que bien davantage d’hommes rattrapent et intègrent enfin le monde invisible dans lequel œuvre l’immense majorité des femmes ? Ce monde qui consiste, par la coopération, l’empathie, le souci et le soin de l’autre, les services publics, l’éducation et le lien, à défendre, reproduire ou maintenir la vie sur Terre. Ce monde qui pour l’instant n’est ni suffisamment enviable, ni visible, ni valorisé, alors qu’il se soucie de nos besoins essentiels. Alors que c’est la prise en compte des vulnérabilités humaines qui y est défendue, la vie quoi !

Violaine Dutrop 50-50 Magazine

 

 

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