Articles récents \ France \ Économie Marie Neels et Enrica Zilio: « Nos métiers d’aiguilleuses sont durs, alors nous sommes contre la retraite à 64 ans »

Marie Neels et Enrica Zilio sont toutes les deux aiguilleuses et membres du syndicat SUD Rail de l’union syndicale Solidaires . Avant d’être embauchées à la SNCF, elles ont eu un long parcours universitaire. Elles font partie des rares femmes à travailler dans des métiers techniques de la SNCF. Elles sont en grève depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites.

Marie Neels : Cela fait cinq ans que je suis à la SNCF. Je suis jeune dans l’entreprise et jeune militante à SUD Rail.
J’ai fait un bac sanitaire et social. J’ai ensuite fait une licence de psychologie. Ensuite j’ai voulu faire de l’ergothérapie, ce qui est littéralement de la thérapie par le travail. Mais j’ai arrêté, j’ai fait un an et demi sur les trois ans d’études. J’ai arrêté parce que c’était un peu trop difficile pour moi de gérer la souffrance des autres, de rentrer chez moi et d’y repenser tout le temps.
Après j’ai eu un petit moment de flottement mais je me suis dit qu’il fallait tout de même que je rentre dans le monde du travail. Je voulais faire une formation professionnalisante. Repartir dans les études… ce n’était plus pour moi.
Et donc la SNCF ! Je me suis dirigée vers le métier d’aiguilleuse parce que je me suis dit que c’est un métier technique, ce qui m’intéresse. Je voulais voir comment tout fonctionne à la SNCF pour faire circuler les trains.  La formation s’étale sur un an. Il y a quatre mois de théorie en tout pour arriver au métier d’agente circulation.

Mon métier consiste donc à faire circuler les trains. Nous agissons sur les aiguilles, les morceaux de rails qui bougent de gauche à droite pour la direction des trains et sur ce qu’on appelle les signaux. Ce sont en fait les feux de signalisation des trains. Et nous avons des missions de sécurité et de régulation.

Enrica Zilio : Je suis Italienne. Je suis arrivée en France en 2012 pour faire mon ERASMUS. J’ai fait une licence en histoire de l’art.
Ensuite, j’ai fait un double master en cinéma, entre l’Italie et la France, et j’ai donc refait une année ici à Paris. Puis j’ai fait quelques stages dans le cinéma, je voulais travailler dans des festivals mais comme la plupart du temps on ne propose que des contrats de 9 mois et jamais d’1 an, c’est quasiment impossible de décrocher un CDI, donc ça devenait difficile sur le long terme.

Mon père était cheminot en Italie. Un jour il m’a dit : « pourquoi tu ne postulerais pas à la SNCF ? ». J’avais fait des études dans un tout autre domaine, mais j’ai quand même envoyé mon CV. Je suis rentrée dans le processus de recrutement et j’ai donc intégré la SNCF.
Mon parcours est presque similaire à celui de Marie. Pour être agente circulation, j’ai fait une licence pro. Donc j’ai fait une année de licence CNAM à Bordeaux en exploitation des réseaux ferrés. Nous avions des cours théoriques comme des maths, et, en parallèle, la formation SNCF pour devenir agente circulation.

Marie et moi avons le même métier, mais nous ne sommes pas beaucoup de femmes à le pratiquer !

Les hommes avec qui vous travaillez, ont-ils un parcours universitaire similaire au vôtre ?

Marie Neels : Oui, il y en certains qui ont les même parcours universitaires, surtout les hommes de notre génération. Et il y a les anciens qui sont rentrés très jeunes à la SNCF et qui y ont fait toute leur carrière.

En quoi consiste votre travail ?

Marie Neels :  Je travaille dans le Val de Marne, à Valenton. Je suis dans un poste de trains de marchandises. Je m’occupe de garer et de dé-garer les trains. Je suis responsable d’une trentaine de voies. Mais je ne descends pas tellement sur les voies.

Enrica Zilio :  Moi je travaille à la gare de Lyon. Je gère la ligne à grande vitesse Paris-Lyon. Il y a 300 km de voies donc je ne vais pas descendre sur les voies (rires), c’est impossible! Nous avons des équipes sur le terrain mais ce sont majoritairement des hommes qui travaillent sur les installations.

Quels sont vos horaires de travail ?

Marie Neels : Soit nous travaillons le matin, soit nous travaillons de soirée ou de nuit. Donc ça peut être 6h-14h, 14h-22h ou 22h-6h. Sur un roulement de 3 ou 4 jours travaillés, nous avons 2-3 jours de repos. Et forcément nous travaillons les week-ends et les jours fériés, la vie sociale en prend un coup.

Comment avez-vous été reçu par vos collègues hommes ?

Marie Neels : Moi je travaille en équipe, nous sommes cinq. Je suis la seule femme dans mon équipe. Il y a cinq équipes qui se relaient 24h sur 24. Sur 25 personnes qui se relaient dans nos postes, nous sommes trois femmes. J’ai un collègue qui un jour m’a dit que ce n’était plus la SNCF d’avant du fait qu’il y avait des femmes et que les hommes devaient faire attention à ce qu’ils disaient et qu’ils ne pouvaient plus avoir les mêmes attitudes qu’avant. Mais il y a peu d’hommes qui le pensent, même si y en a toujours qui regrettent la SNCF d’avant !

Enrica Zilio : Dans mon équipe, nous sommes une trentaine et je suis la seule femme. J’ai toujours été bien accueillie mais nous sommes dans un milieu très masculin donc forcément… Ils font des blagues et ne se rendent pas compte de ce qu’ils disent. Et s’ils s’en rendent compte, ils refont une blague à l’inverse en disant : « Ouais, ça en 2023, il ne faut plus le dire maintenant. » et toi tu réponds : « bah non, il ne faut plus le dire. » et nous arrêtons la discussion. Ils ont un petit peu conscience de leur attitude mais…Parfois nous rigolons et nous laissons tomber.

Les jeunes n’ont pas tellement de mal mais les anciens c’est un peu difficile de leur faire comprendre qu’ils dépassent les bornes, de les cadrer en tant que jeunes femmes. Dire à son collègue qui a la soixantaine que ce qu’il est en train de dire n’est pas correct, ce n’est pas évident.

Depuis quand êtes-vous membres de Sud Solidaires ?

Marie Neels : Moi je suis donc toute nouvelle dans le militantisme. Cela doit faire un an et demi que je suis adhérente. Depuis le début d’année, j’ai pris un petit mandat au syndicat pour m’impliquer un peu plus. Je m’occupe des notations pour les agent.es : nous allons défendre les agent.es pour qu’elles/ils aient une petite augmentation de salaire chaque année.

Enrica Zilio : Nous sommes toutes les deux très nouvelles ! (rires). Nous sommes rentrées à peu près en même temps à Sud Rail.

En tant que femmes, avez-vous été bien accueillies dans le syndicat ?

Marie Neels : Oui ! Pas de soucis à ce niveau-là. Le syndicat fait attention à bien intégrer les femmes. Même dans les discours, tout le monde dit : « toutes et tous » !

Avez-vous fait grève dernièrement ?

Marie Neels : Oui ! Depuis le 7 mars avec la grève reconductible. Nous sommes présentes  à chaque manifestation depuis cette date. Le 8 mars, journée des droits des femmes, nous étions également dans la rue.

Enrica Zilio : Chaque matin aussi, nous avons les AG à 11h. Et puis nous partons en manifestation et c’est un peu le côté sympa des syndicats. Si tu es militante, c’est plus facile de se mobiliser avec les autres plutôt que de faire grève chez soi. Sinon j’ai l’impression de perdre ma journée de salaire sans vraiment savoir ce que je suis en train de faire.

Quelles sont les revendications les plus importantes à vos yeux ?

Marie Neels : le retrait de la réforme ! (rires)

Enrica Zilio : Le retrait de la réforme, oui. Mais pour nous il y a également la question de l’égalité salariale partout et pour toutes et tous. La SNCF est une des seules boîtes où il existe une grille salariale, mais avec la fin du statut cheminot désormais c’est à chacun de négocier son salaire, comme dans le privé.

Marie Neels : Est ce que les femmes oseront demander des augmentations de salaire ? C’est une question.

Est-ce qu’il y a des cheffes dans la direction ?

Marie Neels : Proportionnellement, comme dans les postes opérationnels, il y a majoritairement des hommes à la direction.

Enrica Zilio : Oui, il y en a, mais malheureusement nous nous sommes rendues compte que c’étaient des personnes qui sortaient des grandes écoles. Et il y a de moins en moins de gens qui montent depuis le bas de l’échelle. Femmes et hommes, de toute façon, à la direction de la SNCF il n’y a pratiquement que des personnes qui ont fait des grandes écoles.  Les conducteurs sont surtout des hommes, dans les postes d’aiguillage, ce sont des hommes. Ceux qui font des travaux sur les voies ne sont que des hommes . Sauf peut-être quelques ingénieures qui vont sur le terrain.

Et nous, nous avons aussi le souci des horaires en 3/8, nous travaillons en horaires décalées. Donc, quand on est mère de famille, le métier n’est pas très attirant. Et encore, nous qui travaillons dans un poste d’aiguillage nous pouvons dire que nous sommes à peu près tranquilles.

Nos métiers d’aiguilleuses sont durs, alors nous sommes contre la retraite à 64 ans.

Propos recueillis par Caroline Fepp 50-50 Magazine

Photo de Une : à gauche Enrica Zilio, à droite Marie Neels

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