Articles récents \ Chroniques Chronique méditative d’une agitatrice : Le mythe du «libre choix»

L’argument du « libre choix » a bon dos pour justifier la tranquille reproduction des inégalités entre les sexes. Il est si facile de dépolitiser un sujet en le personnalisant ! Dans au moins deux domaines, l’argument du « libre choix » revient couramment : l’orientation scolaire et le travail à temps partiel pour raison familiale.

Commençons par l’orientation scolaire.

Notre institution scolaire ne lutte pas efficacement contre l’orientation sexuée ; si elle le fait, les résultats sont maigres. En effet, dans des domaines comme le BTP ou l’accueil de jeunes enfants, l’informatique ou le professorat des écoles, le recrutement professionnel se heurte à la non mixité des filières scolaires. Résultat : nombre de secteurs ne parviennent pas à la mixité femmes-hommes pourtant requise comme préalable à l’égalité professionnelle. Puisque l’école ni ne la fabrique, ni ne la favorise. Chaque secteur n’a plus qu’à tenter de corriger ce déséquilibre, par des formations et réorientations professionnelles ou par des actions à l’école pour favoriser d’autres « choix » que ceux faits actuellement par la population manquante. Cette politique de report sur le monde du travail – privé surtout – de la résolution d’un problème fabriqué à et non résolu par l’école est d’une hypocrisie patente.

Dans les sciences, l’informatique ou la technique, domaines plutôt valorisés, ce sont les femmes qui manquent à l’appel. Notons qu’en miroir, le message est plus que timide concernant l’arrivée souhaitable de davantage d’hommes dans les filières où ils sont minoritaires. Il faut dire que la santé, le soin à la personne, le social ou l’éducation de jeunes enfants sont des domaines peu valorisés, encore pensés comme le prolongement des tâches domestiques et familiales. Cela conduit à mal les rémunérer et à invisibiliser les compétences acquises dans ces activités essentielles. Le manque d’hommes y est rarement avancé comme un problème à résoudre et la correction du déséquilibre y est peu envisagée. Pourtant, croire que des filles seraient plus à leur place là où elles ne sont pas assez, sans se demander qui exercera dans les métiers qu’elles déserteront est un calcul non seulement naïf et sexiste, mais en plus il ne tombe pas juste. Je me souviens qu’un jeune garçon, évoqué par des enseignant·es en formation, souhaitait s’occuper de jeunes enfants. Son envie était impossible à formuler auprès de ses parents : chez lui, ce n’était pas un métier pour un homme. Si les politiques publiques étaient cohérentes et ambitieuses dès l’école dans le projet de faire mixité dans toutes les activités humaines, le positionnement changerait dans certains foyers. Mais que nenni !

Dans mon ouvrage Le pouvoir insidieux du genre, je défends donc une action volontariste de mixité de toutes les filières scolaires, dès les premiers vœux d’orientation. D’après une enseignante de l’Education Nationale rencontrée lors d’une table ronde le 8 mars dernier, créer une logique de progressive mixité, donc de quotas, serait impossible : cela contreviendrait au principe sacré de « libre choix » en place à l’école. Mais n’est-ce pas un déni des facteurs de reproduction des inégalités à l’école et une hypocrisie face aux réalités de l’inégalité professionnelle que de croire que les choix dans une société sexiste sont tous libres ? Pour preuve, le rapport 2023 sur le sexisme en France du Haut Conseil à l’Egalité avance que « 15 % des femmes ont déjà redouté voire renoncé à s’orienter dans les filières / métiers scientifiques ou toute autre filière / métier majoritairement composé d’hommes, surtout par crainte de ne pas y trouver leur place ou de s’y sentir mal à l’aise, mais aussi par peur du harcèlement sexuel pour 18 % d’entre elles. Un taux qui s’élève à 22 % pour les 25-34 ans. »

Continuons avec le temps de travail.

Suite à une lecture de textes féministes dans un centre social, un homme du public m’a interpellée pour défendre le « libre choix » des mères à temps partiel. Celles-ci le choisissent, nous dit-il, donc elles se retrouvent, par choix et c’est ainsi, à gagner moins que les pères, qui eux ne décident rien d’autre que leur statu quo. Les inégalités de revenus sont ainsi expliquées par les « libres choix » des femmes… Sachant qu’une partie des temps partiels sont subis et que les jeunes mères ne sont pas les seules salariées à temps partiel, prenons un peu de hauteur sur le « libre » choix de celles qui l’ont décidé.

Notre société érige en norme le modèle de couple hétérosexuel nataliste. Certes, le couple bi-actif est la norme, puisqu’on ne peut pas vivre avec un seul salaire, que les parcours scolaires des femmes sont honorables et que l’indépendance économique des femmes est admise comme un facteur de leur émancipation. Toutefois, le travail domestique et familial est encore concentré chez les femmes. De plus, la société conduit encore, en moyenne, à la mise en couple à la faveur d’un homme plus âgé, plus diplômé et au revenu plus élevé que sa compagne. Ensuite, elle favorise fiscalement les couples aux revenus inégalitaires. Enfin, elle ne garantit pas une place d’accueil pour chaque enfant à l’issue d’un congé maternité et n’a toujours pas mis en place un congé paternité long qui permettrait aux pères de s’impliquer autant que les mères dans les solutions pour accueillir les jeunes enfants en vue de reprendre son travail.

Dans ces conditions, quelle est la marge de manœuvre d’une jeune mère qui a de moindres revenus dans son couple, un bébé dont l’accueil n’est pas garanti à l’issue du congé maternité, un travail aux horaires incompatibles avec le rythme d’un bébé et un compagnon qui n’envisage ni réduction de son temps de travail ni demande de « congé » ? Dans les faits, moins d’un tiers des familles souhaitent s’occuper personnellement de leur enfant à l’issue du congé maternité. Au final, une femme sur deux se retrouve dans cette situation. Une partie des femmes subit donc la nécessité de prendre un congé parental… avec le revenu pathétique qui va avec. La situation peut se prolonger avec un temps partiel, parce que les habitudes sont prises et que l’écart de revenus avec le conjoint est finalement entériné, en même temps que la répartition très inégale des taches domestiques et familiales. Une femme sur deux change de situation professionnelle après un enfant pour un homme sur neuf. Tant que les hommes ne feront pas librement ces mêmes choix-là, des femmes les feront et cela creusera les écarts entre les sexes. Et pour celles qui ne sont pas dans des situations de couples économiquement égalitaires, ce ne seront pas des choix totalement libres. Ils sont le résultat de calculs favorables au couple, donc économiquement favorables au plus haut revenu. Même si elles peuvent y gagner concernant les relations créées avec leurs enfants, ces décisions ne favorisent en rien l’égalité professionnelle. Ni domestique. Ni familiale. Ni économique.

Je ne suis pas pour qu’elles arrêtent de prendre ces décisions-là : je suis en faveur de la mixité dans le temps parental de soin aux enfants. Cela veut dire par exemple : une incitation à prendre dans son couple des décisions favorables d’abord à l’égalité économique, domestique et familiale ; une fiscalité qui ne favorise pas l’inégalité de revenus dans les couples ; un mode de garde garanti pour chaque famille ; un congé paternité aussi impliquant que le congé maternité ; un monde du travail qui s’adapte aux responsabilités familiales pour tous les parents indépendamment de leur sexe.

En admettant que les « libres choix » de nombreuses femmes sont un mythe, nous pourrons voir qu’ils vont de pair avec le statu quo de la classe des hommes, qui n’investit pas les domaines où fourmillent silencieusement les femmes. Alors, nous pourrons inciter collectivement les hommes à une participation plus juste en développant une masculinité du soin, pour qu’eux aussi exercent tous leurs rôles sociaux. Et ainsi, nous bousculerons la division sexuelle du travail, les inégalités de revenus et la persistante dévalorisation du soin.

Violaine Dutrop  50 50 Magazine 

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