Articles récents \ France \ Économie Christiane Marty: « la question des retraites des femmes […] est aujourd’hui incontournable »

Avec son livre L’enjeu féministe des retraites, Christiane Marty revient sur la réforme des retraites votée cette année et sur les conséquences qu’elle a sur les femmes. Féministe et altermondialiste de la première heure, l’autrice est également membre de l’association Attac et de la Fondation Copernic. Elle revient sur les principaux enjeux de cette réforme tant contestée. 

La réforme Borne n’est pas la première à avoir engendré des polémiques. Dans l’introduction de votre livre, vous développez les conséquences des réformes précédentes. Comment ont-elles fragilisé les pensions des plus faibles et particulièrement celles des femmes ? 

De sa création après-guerre jusqu’aux années 1980, le système de retraites avait réussi à sortir les retraité·es de la pauvreté, et petit à petit à améliorer sensiblement leur situation. Mais à partir des années 1980, la mondialisation néolibérale a instauré la concurrence généralisée. L’objectif est alors d’encadrer les dépenses sociales, car dans la doctrine néolibérale elles sont accusées de peser sur le coût du travail, donc sur la compétitivité, et de freiner la croissance. Les réformes de retraites (il faudrait plutôt parler de contre-réformes) ont alors toutes suivi la même orientation : plafonner les dépenses de retraites. La méthode est toujours la même : on durcit les conditions pour obtenir une pension à taux plein, ce qui entraîne une diminution continue du niveau relatif des pensions. 

Cette baisse touche tout le monde, mais elle est plus grave pour les plus faibles pensions, qui sont toujours celles des femmes. Et ensuite, elle les pénalise plus particulièrement du fait des mesures comme l’allongement récurrent de la durée de cotisation : les femmes ont en moyenne des durées plus courtes que les hommes car elles interrompent souvent leur carrière pour les enfants. De même, lorsqu’on est passé en 1993 des 10 aux 25 meilleures années de salaire pour calculer la pension dans le régime général, ça a pénalisé plus fortement les personnes aux carrières plus courtes. 

Il faut citer aussi le système de décote qui constitue une double pénalisation des carrières incomplètes, donc des femmes (ce qui a même été officiellement reconnu). En effet, pour résumer, la pension est déjà calculée proportionnellement à la durée de carrière; et quand la carrière n’est pas complète, le taux de la pension subit une décote supplémentaire, injuste.

En quoi le système de retraite actuel est-il créé sur un modèle de famille patriarcale ? 

La Sécurité sociale a été créée sur le modèle de société de l’époque : l’homme a le rôle de soutien de famille, il travaille à temps plein, sans interruption de carrière, passant souvent sa carrière dans la même entreprise dans un contexte de plein emploi. Il cotise et bénéficie de droits propres à une couverture sociale. Sa femme gère le foyer et les enfants, et elle bénéficie, comme ses enfants, de droits dérivés de ceux du « chef de famille », au titre d’épouse. C’est une logique de dépendance. Le contexte a changé au fil des années, le chômage est apparu, le travail des femmes est aujourd’hui plus fréquent, mais souvent précaire, morcelé ; le modèle de couples a évolué. 

Le système de retraites a aussi évolué pour s’adapter : par exemple, des majorations de durée d’assurance pour les enfants ont été intégrées, et des minimas de pension qui de fait bénéficient majoritairement aux femmes. Mais la logique de dépendance reste encore au cœur du système de retraites.

Comment la progression vers l’égalité entre les femmes et les hommes permettrait d’améliorer le financement des retraites ? 

L’égalité entre les femmes et les hommes, c’est une exigence démocratique en soi qui n’a pas besoin d’autre justification. Mais, en plus, il se trouve qu’elle serait très bénéfique pour améliorer les finances des retraites ! Ainsi, supprimer les inégalités de salaires permettrait d’augmenter les recettes en cotisations des caisses de retraites. On peut faire une évaluation sommaire des gains potentiels : si l’égalité salariale avait été une réalité en 2021, le gain sur le volume de cotisations aurait été de plus de 12 % (c’est-à-dire autour de 34 milliards d’euros).

De même, l’effectif de population active est un paramètre de base pour l’équilibre financier, puisque ce sont les actifs et actives qui financent les pensions des retraité·es. Or le taux d’activité des femmes est toujours inférieur à celui des hommes. 

Si en 2021, leur taux d’activité avait été égal à celui des hommes, c’est 1,1 million de femmes en plus qui auraient été en activité, ce qui aurait rapporté, sur une hypothèse de salaire moyen, un supplément de recettes de cotisations vieillesse de l’ordre de 10 milliards. Ces évaluations sommaires nécessitent d’être affinées, mais les ordres de grandeur obtenus ne sont pas négligeables.

On a beaucoup entendu parler de la pénibilité du travail, mais celle des métiers perçus comme féminin a été occulté. Comment évolue l’analyse genrée de la notion de pénibilité ?

La pénibilité des métiers féminins est très souvent occultée du fait des biais sexistes. Dans les représentations traditionnelles, la pénibilité est le plus souvent associée aux efforts physiques intenses, expositions au bruit, aux intempéries, aux produits nocifs, qui concernent majoritairement les métiers des hommes. Pourtant, les conditions de travail de nombreuses femmes sont autant marquées par la pénibilité physique ou mentale : avec des postures contraignantes, des gestes répétitifs, des tâches morcelées, un fond sonore permanent d’un niveau trop élevé, etc. 

Il y a une exposition sexuée aux risques, qui est de mieux en mieux établie aujourd’hui. Les enquêtes Sumer (surveillance médicale des expositions des salarié·es) ont par exemple mis au jour la pénibilité et les pathologies qui touchent plus particulièrement les femmes, ce sont les troubles musculo-squelettiques et les risques psychosociaux au travail. Aujourd’hui, grâce à de nombreuses chercheuses et chercheurs, syndicalistes féministes, cette question évolue positivement. Mais c’est la prise en compte globale de la pénibilité qui reste un dossier difficile du fait des résistances énormes de la part du patronat.

Au cœur des manifestations et des contestations, des voix féministes se sont fait entendre. Quels rôles les féministes ont-elles joués dans la remise en question du système des retraites dans le débat public ? Quel rôle ont-elles aujourd’hui ?

La question des inégalités de pension entre les femmes et les hommes n’a été que progressivement intégrée dans les discours des gouvernements lorsqu’ils nous « vendaient » les mérites de leurs réformes. Discours mensongers qui ont été démontés par les militantes. En 2003, la commission Genre d’Attac a produit une analyse sur l’impact régressif, en particulier pour les femmes, de la réforme de 1993 et une critique de la réforme Fillon en cours. C’était à ma connaissance le premier document militant sur cette question des retraites des femmes. Elle a aussi rédigé une tribune qui a été signée par les principales responsables de syndicats (CGT, CFDT, FO, FSU, Solidaires et Unsa), et publiée dans Le Monde : cette tribune unitaire était aussi une première qui a eu un écho certain. 

Des débats publics ont été organisés avec les associations féministes. Ensuite, en 2010 avec la réforme Woerth, la question des retraites des femmes a été pour la première fois très présente dans le débat public et dans le mouvement social de contestation de la réforme : ce sont les féministes qui l’ont permis. Elles se sont appuyées sur des travaux d’analyses de chercheuses, et ont continué de produire des analyses critiques des réformes successives. Les syndicalistes ont porté cette question au sein de leur organisation et revendications. Aujourd’hui, elle est je crois, incontournable.

Propos recueillis par Camille SP 50-50 Magazine

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