Articles récents \ France \ Société Fred Robert : « L’objectif est de montrer que le bon terme quand on parle de prostitution est «prostituée» ou «victime de traite», mais pas «travailleuse du sexe» »

Fred Robert est un des porte-paroles de Zeromacho, la seule association d’hommes engagés contre la prostitution et pour l’égalité. L’autrice féministe Florence Montreynaud est leur  conseillère. A leurs côtés on trouve également l’actrice Eva Darlan et, avant sa disparition, l’anthropologue Françoise Héritier. Ces hommes féministes dénoncent les centaines de salons de massages asiatiques qui pour beaucoup d’entre eux sont des lieux de prostitution. Le 3 juin dernier, à l’occasion de la fête des mères, ils ont organisé leur neuvième opération: « Des hommes repassent pour l’égalité » pour montrer à tous qu’il faut partager les tâches ménagères.

Quel est votre parcours pour arriver à Zeromacho, d’homme classique à homme féministe ?

Je suis au sommet de la domination en tant que bourgeois, blanc, chrétien, hétéro, parisien et j’en oublie surement. Je ne pense pas qu’il y ait grand monde au-dessus de moi en termes de privilèges. Il y aura toujours des gens plus blancs, plus hétéros et plus riches. Un tel cumul, c’est quand même assez rare. J’ai découvert le féminisme complètement par hasard puisqu’il y avait dans le métro une campagne de pub très tendancieuse pour un magasin qui s’appelle C&A. Il s’agissait d’une jeune fille en « soutif culotte » qui était allongée sur un bureau de ministre avec un stylo dans sa bouche disant : “ moi, je sais comment avoir de bonnes notes”. Ma femme ne voyait pas du tout où était le problème et moi, j’étais profondément choqué par le sous-entendu. Pour avoir raison contre ma femme, j’ai cherché sur internet quelqu’un qui était d’accord avec moi et c’est là que j’ai découvert la Meute qui était une association de femmes et d’hommes, mais surtout de femmes, créée par Florence Montreynaud, qui a également créée les Chiennes de garde, et qui s’attaquait à l’image des femmes dans la publicité. Florence m’a demandé de faire un petit texte pour expliquer pourquoi j’avais été choqué, et puis, quand il y a eu une action contre cette publicité, je suis allé à la préparation de cette action, plutôt par curiosité. J’aime bien les trucs bizarres et je m’étais dit : là ça va être super bizarre… en réalité, je ne suis tombé que sur des femmes de haute intelligence, spirituelles et très anticonformistes. 

Je ne m’y attendais pas. Je m’attendais à trouver des féminazies, antihommes, antisexe qui ne s’épilent pas. Du coup, j’ai commencé à m’intéresser à ce sujet délirant qu’est le féminisme et je me suis dit comment se fait-il que je ne découvre ce mouvement que maintenant. Je suis myope, et c’est cette sensation que les myopes connaissent bien, la première fois qu’on met des lunettes. Une fois qu’on a des lunettes, on ne peut plus les retirer, c’est insupportable de voir tel qu’on voyait avant d’avoir des lunettes. Pour moi le féminisme a réellement été ça, une espèce de stupeur et de sidération en prenant conscience du réseau de privilèges et de violences permettant à ses privilèges de se perpétuer. Et c’était sous mes yeux, j’étais un des principaux bénéficiaires, je n’en avais jamais eu conscience alors que j’avais milité à l’extrême gauche.

Je militais à Lutte Ouvrière même si je vivais dans le centre de Paris et que j’étais un fils de bourgeois. Mais ça faisait partie des maladies infantiles par lesquelles on passe quand on est dans ce milieu. C’est horrible, mais je n’avais pas entendu parler du tout du féminisme dans l’extrême gauche. C’est une honte. À lutte ouvrière, le féminisme n’était pas un sujet, alors que c’était l’époque d’Arlette Laguiller. 

Il est connu que l’extrême gauche française a toujours été très méfiante avec le féminisme. Ça ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de féministes d’extrême gauche, mais ce mouvement a toujours été perçu et présenté comme quelque chose qui découlera naturellement de la fin de la bourgeoisie et du grand soir. Au début des années 90, après la chute du mur, le féminisme n’était pas du tout un sujet. Quelle honte quand on y pense, quand même ! Le fait que des gens plus documentés et plus instruits que moi ne se soient pas préoccupés de ce sujet me semble impardonnable quand j’y repense.

J’en ai pris conscience quinze ans plus tard. J’étais très loin de ces problématiques. J’ai trouvé le féminisme extrêmement inspirant et puissant comme grille d’analyse, comme universalisme, comme manière d’aborder le racisme, l’antisémitisme, le capitalisme et toutes les formes de domination. Par de nombreux aspects, le féminisme est la grille d’analyse la plus puissante que j’ai rencontrée. Et pourtant je suis en train de le comparer au marxisme qui n’est quand même pas un truc simpliste ! Ce mouvement m’a d’autant plus inspiré que d’une certaine façon, il appuyait sur des choses que j’avais l’impression d’avoir toujours su sans jamais les creuser.

Quand on est un mec, on est rarement encouragé à se remettre en question. Quand j’y repense, il m’arrive encore d’être hanté par la goujaterie ou la brutalité dont j’ai pu faire preuve avec les femmes ou avec les plus faibles. Et réaliser qu’après dix-neuf ans de prise de conscience,  après dix ans d’analyse et de déconstruction, je suis encore capable d’une goujaterie quasi intacte, c’est terrible. 

Je me souviens être parti avec mon ex-femme et sa mère en week-end il y a quelques années. A la fin du repas, elles se sont mises à débarrasser et je me suis plaint du fait qu’elles me laissaient tout seul à table. Et je me suis dit : « mais comment est-ce possible ?. Comment après dix-neuf ans de déconstruction, tu peux être encore capable de te plaindre qu’il y en a une qui pourrait débarrasser pendant que l’autre te fait la conversation pour ne pas t’ennuyer ? » Ça, c’est inouï et vertigineux. Je suis père de famille, j’essaie de donner une éducation non genrée à mes enfants. J’essaie de me déconstruire, j’anime des groupes de parole, je lis, je milite et paf ! C’était il y a quatre, cinq ans, je ne te parle pas d’il y a trente-cinq ans. 

Comment êtes-vous arrivé à Zéromacho ?

Il y a onze ou douze ans, Florence Montreynaud a contacté plusieurs hommes parce qu’elle préparait un livre sur la prostitution et elle voulait que les hommes parlent de leur rapport à la prostitution. C’est un sujet sur lequel je n’avais jamais vraiment réfléchi et qu’au nom d’une ouverture d’esprit, je m’interdisais de condamner. Sans me rendre compte du processus de domination et de violence qu’il y a derrière la prostitution. Alors que pourtant, j’en avais été témoin. Donc, Florence a fait témoigner pas mal d’hommes. À un moment, elle nous a réuni, on était une dizaine chez elle. Il y avait Patric Jean, le réalisateur du documentaire La Domination masculine, il y avait Gérard Biard, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo. Florence a dit : “voilà je vous propose de monter une association d’hommes qui prendrait la parole sur ce sujet”. Elle voulait une association d’hommes qui s’efforceraient de prendre la parole sur les sujets sur lesquels les hommes sont légitimes parce qu’il n’y a pas tant de sujets que ça sur lesquelles les hommes sont légitimes quand on parle de féminisme. Je pense que dans la prostitution, ce sont les hommes le problème. Que ce soit une prostitution de femmes ou d’hommes, les clients sont toujours des hommes. Les hommes étaient très agacés d’entendre les femmes critiquer la prostitution et leur rétorquaient : “mais vous, vous êtes des femmes, vous ne connaissez rien aux besoins sexuels des hommes, de toute façon, vous êtes antisexe”. Effectivement, il y avait une pertinence pour que des hommes disent : «  Nous sommes des hommes et malgré cela, nous sommes contre la prostitution. Et contre les clients de la prostitution« .

Ça semblait être un combat bizarre. Pourquoi est-ce que tu te préoccupes du sort de personnes dont personne ne se préoccupe ? Que ce soit les gens en prison, ou les femmes prostituées, on a d’autres priorités. Je pense que Florence le savait dès le début, mais pas moi, c’est un sujet qui est d’une richesse immense. C’est la clé de voûte de beaucoup de violences envers les femmes. C’est une clé d’entrée hyper intéressante pour parler de beaucoup d’autres choses que de la prostitution. Mais sur le moment, je ne l’ai pas vu, c’était un sujet sur lequel encore une fois, je partais de zéro, j’étais monsieur-tout-le-monde.

On s’aperçoit que quand on parle de la prostitution, ce sont toujours les mêmes objections, quasiment dans le même ordre, quasiment au mot près, que les gens récitent sans aucune espèce de recul. Dans le militantisme anti-prostitution, la partie la plus pénible, c’est cette répétition qu’on entend à chaque fois qu’on parle de cette question, c’est un peu usant par moment. 

Où en est Zéromacho aujourd’hui ?

Le vote de la loi d’abolition de la prostitution le 13 avril 2016  a été un tournant pour Zeromacho. Je fais partie des militant.es heureuses/heureux qui ont vu leur combat – enfin, une partie du combat – gagné de leur vivant, tous les militant.es ne peuvent pas en dire autant. Mais certains parmi nous avaient une méfiance envers les groupes de mecs : après le vote de la loi, ils craignaient qu’une association d’hommes devienne tôt ou tard masculiniste.

Nous, il nous paraissait que tant que la prostitution existait, il n’y avait pas vraiment de raison qu’une association abolitionniste disparaisse. Et je continue à le penser. Je n’ai pas assisté à des dérives masculinistes, alors je suis plutôt serein. 

Le passage de cette loi était plutôt inattendu et a tenu grâce à l’inspiration de Najat Vallaud-Belkacem puisque c’est réellement elle qui l’avait porté, visiblement sans l’influence de son entourage. Nous nous sommes retrouvés avec une envie d’accompagner la loi parce que nous nous doutions que ça allait pas se passer comme ç’aurait dû se passer, c’est-à-dire avec la mise en place de vrais parcours de sortie de la prostitution avec de l’argent et la collaboration de différents services.  A cause également d’une problématique de papiers et de clandestinité, nous nous doutions que cela ne serait pas facile. Donc, il nous semblait important de rester en veille et de nous ouvrir aux autres combats concernant l’égalité femmes/hommes. C’est difficile d’être toujours contre, parfois, on a envie d’être pour quelque chose. Nous n’étions pas que contre la prostitution, nous sommes aussi pour l’égalité entre les femmes et les hommes.  Cela nous paraissait intéressant que des hommes fassent entendre leur voix. Mais cette situation est paradoxale : c’est quoi cette association d’hommes qui veut redonner la parole aux femmes et qui en même temps prend la parole ? Il y avait dès le début une contradiction.

Et puis est arrivé #MeToo, qu’on n’avait pas vu venir – moi, je ne l’avais pas vu venir. J’ai cru que ça allait s’essouffler et j’ai craint qu’à notre époque, on passe à autre chose très rapidement. Mais le sujet, c’est clairement installé dans le paysage comme une référence. Après des années de militantisme et de bizarrerie -quand on est un homme féminisme avant #MeToo, c’est quand même sujet de blagues de la part des potes et de railleries de mes épouses, voir de méfiance de la part des gens -. Je n’aurais jamais dit à un employeur que j’étais féministe avant #MeToo. Dans un milieu traditionnel, économique, classique, c’est le meilleur moyen de passer pour un illuminé. La parole des femmes était déjà là. Moi, j’ai l’impression que #MeToo a forcé tout le monde à les écouter. Ça n’existait pas avant, la parole des femmes restait méprisée.

Les trois époques de Zéromacho sont avant la loi, entre la loi et #MeToo et après #MeToo même si la loi et #MeToo sont un peu de la même époque. Tout ça pour dire que c’est assez génial de voir ce combat devenir mondial et devenir une priorité, au moins dans le discours.

Zéromacho compte-t-il des membres à l’étranger ? 

Oui, il existe plusieurs groupes différents. Pour nous, obtenir la signature des hommes est assez facile, mais obtenir qu’ils se bougent, c’est autre chose. Pour vous faire une idée, il y a 4 000 signatures pour notre manifeste répartie sur plusieurs dizaines de pays. Je ne voudrais pas dire de bêtises, mais je crois qu’on est dans plus de 63 pays. Zéromacho a une grosse présence en Allemagne compte tenu de notre combat vis-à-vis de la prostitution, qui est un combat central pour les Allemand.es.

Et en France où en êtes-vous ? 

Il y a des groupes dans plusieurs villes. Ils agissent selon le calendrier, les mobilisations et la disponibilité de chacun. Il faut aussi avouer qu’il existe un clivage générationnel entre les militants. On peut dire par exemple que ma génération est celle de la manifestation, de l’action publique, et celle des plus jeunes est beaucoup plus dans le « clic » et la présence sur les réseaux sociaux. Nous n’avons donc pas forcément les mêmes types d’action et les mêmes types de visibilité.

Nous mettons en place plusieurs types d’action, outre une action de lobbying et de présence en ligne, comme celle autour du partage des tâches ménagères. Celle-ci est volontairement assez simpliste pour attirer le plus de monde possible. Il est important pour nous d’admettre que nous n’avons pas les compétences pour ajouter quoi que ce soit aux travaux universitaires sur le féminisme, et que d’autres femmes le font sans avoir besoin de nous. En revanche, nous essayons de nous adresser aux hommes de la rue et de rester pédagogues, afin d’alerter les médias et les politiques. 

En quoi les tâches ménagères sont un symptôme explicatif des disparités femmes/hommes ? 

Le repassage nous semble être une clé assez intéressante pour expliquer que, derrière le fait que ce soient toujours les femmes qui fassent les tâches ménagères relatives au foyer, il y a tout un continuum de violences (physiques et symboliques) qui dépassent largement le cadre de ces seules tâches ménagères, mais aussi le cadre de la famille. De plus, le repassage illustre un peu la pédagogie de Zéromacho, c’est-à-dire partir de quelque chose de concret et amener les hommes à se remettre en question et à atteindre un autre niveau de prise de conscience. 

Quelle autre sujet vous tient à cœur ?

La prostitution reste pour nous un sujet inspirant, car il dépasse largement le cadre uniquement des prostituées et des clients de la prostitution. Même après le passage de la loi, non seulement la prostitution continue d’exister, mais surtout, la société et les médias continuent de véhiculer une image déformée de cette pratique. Zeromacho a  choisi, il y a deux ans, d’aborder une partie de la prostitution, qui est celle des salons de massage asiatique. En effet, elle est à la rencontre de plusieurs processus de domination, à la fois économique, comme toute prostitution, masculine, mais aussi raciste. 

Il faut savoir que plus de 90% des personnes prostituées sont des personnes sans papier, venant de pays où elles appartenaient souvent à une minorité. Donc ces personnes faisaient déjà l’expérience de la domination avant de quitter leur pays. L’objectif est de montrer que le bon terme quand on parle de prostitution est « personne prostituée » ou « victime de la traite », mais pas « travailleuse du sexe ». Ce dernier mot retire toute la violence du terme, même s’il ne s’agit pas d’un mot anodin. Pareil avec l’utilisation de son acronyme « TDS », comme on le fait avec le mot SDF, qui retire la violence qu’il y a dans la réalité du phénomène. Tout cela nous semblait être le signal qu’il y a toujours quelque chose à faire dans la dénonciation de la prostitution. 

Ce qui est assez délirant, c’est que ces salons de massages font de la pub, ont un Registre du Commerce et des Sociétés,  paient des impôts, et ont pignon-sur-rue en plein Paris, dans des quartiers bourgeois. Et tout cela ne choque personne, au contraire de la prostitution de rue. C’est un truc qui se remarque partout et de tout temps vis-à-vis de la prostitution :  pour qu’elle soit tolérée, il suffit qu’elle ne soit pas vue et qu’elle touche des gens que la société méprise. Ce sont les deux critères qui permettent à la prostitution d’être tolérée dans notre société. Si elle est vue, elle gêne, et si elle touche des gens dont on se préoccupe, par exemple la fille d’un bourgeois, c’est la même chose. Tant que la prostitution touche des Africaines, des femmes du « Tiers-Monde », et particulièrement des femmes asiatiques, qui subissent un racisme très différent du racisme anti-noir et anti-arabe, la prostitution n’est pas considérée comme un problème central. 

Les Asiatiques sont victimes d’une forme très particulière d’humiliation. Elles sont dans l’angle mort de nos sociétés occidentales. Cela explique la présence de 355 salons de massage asiatiques, souvent au rez-de-chaussée d’immeubles bourgeois, qui pratiquent la traite d’êtres humains en plein Paris sans que personne s’en émeuve. C’est cette dichotomie qui montre bien la violence du phénomène. Ce que nous trouvons si intéressant dans le combat contre la prostitution, c’est d’amener les gens à réfléchir sur le fait que quelque chose qui est objectivement inacceptable, même pour des gens non féministes, non militants, soit accepté. Cette question est encore plus générale, car elle permet de parler de ce qu’on ne veut pas voir et qui est généralement invisibilisé. Elle permet ainsi de mettre en lumière le racisme, dont on est tous plus ou moins imbibé, le patriarcat ou encore la doctrine libérale de la consommation qui réduit l’être humain à un produit de consommation. Le combat contre les salons asiatiques peut apparaitre assez anecdotique, mais il s’agit de quelque chose de vraiment universel et inspirant.

Propos recueillis par Caroline Flepp 50-50 Magazine

Photo de Une : Fred Robert au centre

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