Articles récents \ France \ Société Jonathan Machler: « Il existe un consensus assez large dans la population pour dire que la prostitution est une forme de violence » 2/2

Jonathan Machler est directeur de la Coalition pour l’Abolition de la Prostitution (CAP International) une coalition de 35 associations de terrain et de survivantes de la prostitution présente dans 28 pays. CAP International fait principalement un travail de plaidoyer afin que des législations abolitionnistes soient votées dans un maximum de pays.

Quelles sont vos actions à l’international ?

Nous faisons du plaidoyer international, auprès des instances onusiennes, au niveau européen et national en appui à nos associations membres.
Il y a une dynamique abolitionniste. On entend souvent dire que les politiques de la légalisation de la prostitution sont en train de gagner du terrain, c’est faux. En réalité il y a des avancées et des propositions de loi abolitionnistes dans différents pays. L’an dernier, l’État du Maine aux USA est devenu le premier Etat américain à adopter une législation abolitionniste. Nous avons également pu repousser, avec nos partenaires sur place, une proposition de loi décriminalisant le proxénétisme et l’achat d’actes sexuels en Afrique du Sud. Il y a actuellement des propositions de lois abolitionnistes déposées en Australie du sud, en Ecosse… En Espagne aujourd’hui une majorité absolue au Congrès est abolitionniste, et nous soutenons nos associations membres et alliées afin ce que cette situation aboutisse à l’adoption d’une loi abolitionniste. L’an dernier, à cause de la crise gouvernementale nous n’avons pas pu aboutir mais nous y arriverons.

L’Allemagne est également en train de changer de paradigme. Le CDU-CSU, ancien parti d’Angela Merkel a officiellement adopté une position abolitionniste il y a quelques mois, et deux semaines plus tard Olaf Scholz le chancelier socio-démocrate s’est positionné fermement contre l’achat d’actes sexuels, qu’il a qualifié « d’inacceptables ». Une évaluation de la loi est en cours en Allemagne et nous pensons que les conclusions de cette évaluation ne seront pas positives pour le modèle réglementariste. Les dynamiques sont en train de changer.
CAP est impliqué actuellement sur une douzaine de pays en appui à ses associations membres. Le message que nous voulons faire passer est que nous ne sommes pas en train de perdre ce combat. Nous sommes beaucoup moins financés que les promoteurs du pseudo « travail du sexe » qui ont des financements immenses par rapport à nous. C’est un peu David contre Goliath, mais à la fin c’est David qui gagne.

Au niveau européen, le Parlement a adopté une résolution historique le 14 septembre 2023 qui appelle l’ensemble des Etats européens à adopter tous les éléments du modèle abolitionniste. Les élections européennes auront lieu bientôt, nous allons être mobilisé·es avec nos associations membres pour que la majorité du Parlement reste abolitionniste et porte ce modèle.
Nous sommes également mobilisé·es au niveau onusien. Il s’agit d’un environnement complexe, nous constatons que des initiatives très opaques se déroulent. Je pense notamment à la création d’un groupe de travail sur les discriminations contre les femmes et les filles qui a une approche totalement biaisée de la prostitution et qui est composé quasiment de personnes qui ont ou ont eu des postes dans des organisations financées par la OAK Foundation ou la Open Society Foundation, qui ont une vision ultra-libérale de la prostitution et promeuvent une approche règlementariste.

Ces financeurs ultralibéraux financent directement ou indirectement des groupes de pression, qui s’auto-définissent comme des « syndicats » alors qu’ils ne le sont pas, que ce soit le STRASS en France, OTRAS en Espagne etc. Ces structures existent dans de nombreux pays, et déploient des éléments de langage et des stratégies qui sont partout les mêmes, quel que soit le contexte.

De notre côté, nous tentons de faire entendre les voix des associations de terrain, de survivantes et du Droit international. Nous voulons que la prostitution soit considérée du point de vue du droit international, qui est abolitionniste. La convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui affirme clairement que la prostitution est « incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine ». Le protocole de Palerme, article 9.5, oblige les Etats à prendre des mesures pour « décourager la demande qui favorise toutes les formes d’exploitation des personnes, en particulier des femmes et des enfants, aboutissant à la traite ». L’article 6 de la convention CEDEF appelle également les Etats à décourager la demande.
Il faut que le Droit international soit appliqué et que ce ne soient pas des lobbystes représentant des groupes de pression ultra-libéraux qui imposent leurs lois dans les agences onusiennes. Ces agences ne peuvent pas s’émanciper de leur mandat et doivent respecter le droit onusien relatif à la prostitution.

Pensez-vous que l’opinion française ait changé de point de vue sur la prostitution depuis le vote de la loi d’abolition de 2016 ?

Je crois que l’opinion française est beaucoup plus abolitionniste qu’on le pense. Il y a un consensus assez large dans la population pour dire que la prostitution est une forme de violence. En 2019 un sondage réalisé trois ans après l’adoption de la loi montrait que 81 % des femmes et 66% des hommes considéraient que la prostitution était une forme de violence, 78 % des personnes interrogées était pour le maintien de la loi, dont 82% chez les 18-24 ans. 79% des femmes et 61% des hommes étaient pour l’interdiction de l’achat d’actes sexuels.

En réalité, lorsque l’on sort de petits cercles parisiens plutôt bourgeois et déconnectés, nous observons que la loi, le modèle abolitionniste fait plutôt consensus en France. Il y a de nombreuses tentatives pour diffuser des informations fausses sur la loi et sur l’esprit de la loi. Nous constatons pour notre part qu’au sein de la jeunesse, les classes populaires, et chez les femmes en particulier, existe une conviction forte sur le fait que personne n’a envie d’entrer dans la prostitution, qu’il s’agit d’une violence faite aux femmes, et en particulier à celles qui sont les plus précaires. Le narratif diffusé dans certains médias, films, ou romans présentant la prostitution comme quelque chose d’émancipateur ou de positif illustre plutôt une vision rance et patriarcale des rapports femmes/hommes qu’une réalité proche du terrain. Nous voyons que l’opinion publique soutient de facto les valeurs abolitionnistes, nous l’observons aussi dans d’autres pays.

Au sein de nos 28 pays d’intervention, les associations de terrain de notre coalition interviennent dans de nombreux lieux et agissent aux côtés de plusieurs milliers de personnes prostituées. Elles ne rencontrent jamais personne exprimant une vision positive de la prostitution. Ces observations de terrain sont d’ailleurs validées par différentes études : lorsque la question est posée aux personnes concernées sur leur premier souhait, leur besoin le plus urgent, dans plus de 9 cas sur 10 la réponse immédiate est « quitter la prostitution ».
Il est très clair que les personnes prostituées ne sont pas dans la prostitution par choix mais par contrainte physique ou sociale et que c’est un système sexiste qu’il faut abolir, par la mise en œuvre d’alternatives et la lutte contre l’impunité des exploiteurs.

Propos recueillis par Caroline Flepp 50-50 Magazine

 

 

 

 

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