Articles récents \ Monde Salma Lamqaddam : « nous nous inscrivons dans la lignée des mouvements sociaux féministe, antiracistes et anticapitalistes en France et dans le monde » 1/2

Salma Lamqaddam est chargée de la question des droits des femmes à ActionAid France, une ONG qu’elle définit comme étant féministe et altermondialiste. L’ONG soutient, dans de nombreux pays les luttes des ouvrières dont les conditions de travail sont terribles. Ainsi, elle a porté plainte contre les marques Yves Rocher et Auchan.

Présentez-nous ActionAid France

ActionAid France est une ONG de solidarité internationale, présente dans près de 70 pays dans le monde. En France, ActionAid est une association féministe et altermondialiste, portée par une trentaine de groupes locaux et près de 180 000 personnes mobilisées dans le cadre de nos campagnes.

Attention, nous faisons de la solidarité internationale au sens décolonial du terme ; nous ne faisons pas d’humanitaire ou de charité, nous ne construisons pas d’école ou de puits à l’autre bout du monde, nous avons à l’inverse une approche par les droits. Nous soutenons des personnes, des collectifs, des syndicats dans leur lutte pour les droits économiques, sociaux et environnementaux de tous et toutes. Nous nous inscrivons dans la lignée des mouvements sociaux féministe, antiracistes et anticapitalistes en France et dans le monde.

Nous sommes mobilisé·es sur trois sujets : les enjeux liés aux droits des femmes et des travailleuses en particulier, je suis en charge de cette question. La dignité au travail et la régulation des multinationales par le biais de lois contraignantes, car nous ne pouvons nous appuyer sur le bon vouloir des entreprises pour respecter les droits humains et environnementaux. Et enfin, la justice climatique qui passe notamment chez nous, par la défense d’une agriculture familiale et paysanne contre le modèle de l’agrobusiness et la lutte contre les accaparements de terre.

Dans la campagne droits des femmes au travail, nous soutenons les ouvrières dans leurs luttes et leur organisation collective, nous documentons les violations de leurs droits, informons et sensibilisons en France sur leurs cas et enfin, nous interpellons les pouvoirs publics pour mettre en place des lois protectrices des travailleuses des chaînes de production mondiales. Dans la foulée, nous mettons également la pression sur les marques pour imposer des meilleures conditions de travail dans leurs usines.

Sur la question de l’égalité entre les femmes et les hommes que faite -vous ? Vous vous mobilisez principalement en direction des ouvrières ?

Une grande partie de mon travail consiste à suivre spécifiquement les conditions de travail dans les chaînes d’approvisionnement mondialisées, dans les secteurs où les femmes représentent la main-d’œuvre majoritaire. Sans surprise, ce sont des secteurs où les femmes sont exploitées, sous-payées, dévalorisées, méprisées. Pourtant, ce sont des secteurs qui engrangent des milliards : le textile, cosmétique, transformation alimentaire etc. autant de pans de l’économie que les femmes portent à bout de bras. Je m’intéresse en particulier à ce qui se joue dans l’arrière-cuisine des multinationales françaises, surtout lorsque celles-ci se drapent d’un discours féministes pour faire leur business.

Il y a des multinationales qui nous vendent en masse des produits dont nous n’avons pas besoin, des produits peu durables qui polluent massivement et exploitent en passant la vie de millions d’ouvrières se situant dans les pays producteurs, souvent pauvres, du sud global. Nous sommes en lien avec plusieurs collectifs qui accompagnent ces travailleuses (syndicats, associations féministes, ONG, etc.) nous les soutenons principalement en donnant de la voix à leurs demandes en France et en Europe. Aussi lorsque nous le pouvons, car nous sommes une toute petite association, nous contribuons financement à leurs luttes pour les soutenir de manière concrète, quelques milliers d’euros par le biais de nos financeurs ou de nos militant·es. Nous nous mobilisons toujours à la demande des ouvrières et toujours à leurs côtés, jamais à leur place. Un bon exemple de comment nous nous situons est notre lutte aux côtés des travailleuses licenciées d’Yves Rocher en Turquie. Notre mission était d’informer et de mobiliser ici afin d’accompagner la réparation de l’injustice là-bas. On a sensibilisé le public ici, interpellé la marque ici, celle-ci a finalement indemnisé les salariées concernées, mais ce n’était pas suffisant, alors on a continué.

ActionAid a porté plainte contre Yves Rocher entre autres, parlez nous de vos actions.

L’histoire se passe en 2018, à Gebze, dans la banlieue industrielle d’Istanbul dans laquelle des milliers d’ouvrières et ouvriers produisent tous les jours dans des usines faisant le lien entre Europe et Asie. Parmi elles et eux, 350 travaillent à Flormar, antenne turque de la marque Yves Rocher.

Réalisant pour certaines qu’elles étaient salariées depuis plus de quinze ans dans l’usine sans avoir jamais obtenu la moindre augmentation, elles décident de se syndiquer et de porter cette question dans le cadre de négociations collectives avec les propriétaires de l’usine et les représentant·es de la marque. En plus des salaires trop bas, elles fustigent également le manque d’égalité entre hommes et femmes dans la boite. Elles sont payées moins que les hommes, ont moins le droit à des pauses et sont victimes de violences sexistes. La syndicalisation leur permettant de se battre pour leurs droits, elles se rapprochent du syndicat de branche Petrol-Is et en deviennent membres. Cela ne plait pas à l’usine qui licencie par petites grappes les ouvrières concernées jusqu’à licencier un tiers de ses employé-e-s quelques mois après le lancement de la campagne de syndicalisation. 134 personnes, principalement des femmes sont licenciées, cela ne serait jamais arrivé en France ! Pourtant, on est là encore face à une marque qui a construit son image sur un prétendu bien être des femmes et une certaine idée – tout à fait fantasmée, du fait d’être une femme. Ce sont pourtant des femmes qu’on a mises dehors pour s’être syndiquées. Pendant 10 mois, les travailleuses ne vont pas lâcher le morceau : elles tiennent un piquet de grève, occupent la rue en face de l’usine, elles font lien avec des réseaux de solidarité dans le monde entier ; notamment avec notre organisation qui s’est tout de suite déplacée pour rencontrer les travailleuses et leur manifester notre soutien. Elles n’appellent pas à boycotter la marque, nous organisons des rassemblements en France, nous lançons une pétition qui mobilise plus de 100 000 personnes et nous demandons aux clientes de mettre la pression sur la marque en renvoyant les cartes de fidélité. De nombreuses personnes nous ont envoyé des photos de leur carte de fidélité déchirée, des ouvrières turques sont venues en France pour réclamer justice. Nous avons organisé avec elles un rassemblement en Bretagne, face aux locaux d’Yves Rocher avec des groupes d’ActionAid, des assos partenaires mobilisées également et des syndicats. Pendant plusieurs mois, nous avons accompagné la lutte des ouvrières qui sur place continuaient avec une ténacité exemplaire à se mobiliser pour faire reconnaitre l’injustice dont elles avaient été collectivement victimes dans ce cas classique de répression syndicale.

Le 8 mars 2019, alors que nous organisions un 8 mars combatif autour de cette affaire, appelant les féministes à se solidariser avec les travailleuses turques et les travailleuses du monde entier, nous avons appris par un communiqué de la marque que celle-ci s’engageait contre toute attente à indemniser les travailleuses licenciées. Le communiqué publié la veille du 8 mars se saisissait de cette date pour symboliser l’engagement de la marque en faveur des femmes. Là encore, nous étions face à un cas classique de récupération d’une séquence politique féministe, qui nous appartenait à nous les féministes, et pas aux entreprises multinationales. Certes, c’était une première victoire, Yves Rocher reconnaissait qu’il y avait eu violations de droits et s’engageait à réparer ces méfaits, mais je dois dire que la modalité nous dérangeait, et qu’à la veille du 8, nous avon du annuler notre rassemblement. Néanmoins les travailleuses et leurs soutiens avaient gagné. Après examen des indemnités, nous avons réalisé que les taux de calculs étaient très faibles et ne dépassaient pas pour les plus importantes les seuils légaux du minimum reversé en cas de licenciement abusif. Une honte ! Avec le syndicat Petrol-Is et l’association de juristes française Sherpa, nous nous sommes dit qu’on ne pouvait s’arrêter là. La loi du devoir de vigilance en France venait d’être votée. Depuis 2017, elle permet de rendre responsable les multinationales de toutes les violations de droits humains et de droits environnementaux qui ont lieu sur leur chaine de valeur y compris lorsque ces violations concernent des sous- traitants, des filiales ou des fournisseurs à l’autre bout du monde. Dans notre cas, nous avons une multinationale française le Groupe Rocher qui sous-traite une partie de sa production en Turquie sans prévenir les risques de violations de droits qui pourraient s’y produire. Peu importe ce qu’en dit le droit turc, le Groupe Rocher doit répondre devant la loi française. Nous accusons la marque de répression syndicale, de violences de genre et de mise en danger des personnes. Nous estimons que la marque n’a pas fait le nécessaire pour identifier les risques inhérents aux tâches et missions des travailleur-euses. L’affaire est toujours en cours, nous appelons toutes les féministes à se saisir de cette affaire qui rappelle que la solidarité féministe contre les multinationales n’a pas de frontières.

 Propos recueillis par Caroline Flepp 50-50 Magazine

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