Articles récents \ France \ Société Anne Lorient: « Aujourd’hui nous sommes 8 accoucheuses de rue en France » 1/2

Anne Lorient a passé 17 ans de sa vie dans la rue en tant que SDF où elle a subi de nombreuses violences et mis au monde un enfant. La publication de son livre  Mes années barbares (écrit avec Minou Azoulai et publié aux éditions de la Martinière), lui a valu beaucoup d’offres d’aides et pour les centraliser elle a fondé en 2016 l’association Anne Lorient. Ses objectifs étaient au départ de faire des collectes de vêtements et des collectes alimentaires pour aider les femmes SDF. Depuis les missions de l’association se sont élargies face aux besoins de ces femmes, Anne est devenue aussi « accoucheuse de rue ».

Quelles sont les difficultés spécifiques des femmes SDF ?

Elles sont nombreuses ! Les femmes SDF rencontrent tous les problèmes que peuvent rencontrer les hommes dans la même situation, mais en plus elles sont confrontées aux violences masculines. Ce sont parfois ces mêmes violences qui les ont amenées à se retrouver dans la rue – en particulier après les confinements et restrictions liés au Covid qui ont généré beaucoup de violences conjugales et familiales. Beaucoup de femmes sont devenues sdf à cette période là, mais d’autres sont dans la rue depuis de longues années. À Paris on y rencontre même des femmes âgées voire très âgées – nous avons vu une femme de 98 ans à la rue, mise dehors par ses enfants à 88 ans ! Pour ces cas-là, nous travaillons avec des cliniques spécialisées en gériatrie. Aucune mise à l’abri spécifique n’est prévue par la loi pour le grand-âge.

Certaines femmes sont restées des années à la marge et elles ont beaucoup de mal à trouver de l’aide pour sortir de la rue lorsqu’elles vieillissent ou que leur santé se dégrade. Mais d’autres finissent à la rue à la soixantaine car elles ne trouvent plus de travail et n’ont pas de droits à la retraite qui ne fait que reculer – ce qui les empêche de louer un logement. Une large part des femmes sdf est constituée de migrantes, souvent sans papiers.

Pour une femme SDF, la première difficulté est donc de trouver un logement. Ensuite il y a des besoins de soutien psychologique, et bien sûr tout ce qui concerne l’accès à la nourriture et aux produits d’hygiène. Il y a aussi tout ce qui concerne la réinsertion sociale, et quelquefois la réinsertion professionnelle – quand c’est possible et qu’elles ont des papiers. Certaines cherchent du travail mais ne sont pas ou plus adaptées au monde du travail. Elles ont parfois du mal à respecter les horaires ou l’autorité. Fragilisées par leurs parcours de vie, elles surréagissent souvent face à l’adversité. Celles qui n’ont pas de papiers ont besoin d’aide pour obtenir une carte de séjour, accéder aux hôpitaux… Il y aussi les besoins de leurs enfants. On les accompagne dans les écoles, elles ont besoin  d’un garant pour y inscrire leurs enfants si elles n’ont pas de domicile. Nous devons aussi trouver des financements pour les activités extrascolaires : tout ce qui est abonnements de sport, conservatoire de musique, centres aérés…

On aide les femmes qui vivent dans la rue à socialiser leurs enfants presque normalement afin qu’ils soient le moins possible dans la rue avec elles où ils peuvent être en danger. On essaie de leur trouver des centres aérés ou d’autres structures d’accueil pour qu’ils aient des activités. Pour les payer, il nous faut des sources de financement. Les besoins sont immenses car nombre d’associations ont perdu ces dernières années les budgets qui leur permettaient d’employer des travailleuses/travailleurs sociaux, par ailleurs certain·es d’entre elles/eux ont aussi démissionné face au manque de budget pour remplir des missions toujours plus vastes (travail de nuit, 24h/24) en étant mal rémunéré·es et mal considéré·es par les personnes qu’ils·elles ne réussissaient pas à aider faute de moyens.

Une large part de travail effectué par des bénévoles du monde associatif tente de pallier aux carences des pouvoirs publics en la matière. Beaucoup d’associations n’ont pas survécu au Covid ou ont perdu presque tous leurs financements. C’est aussi pour cela que je ne veux pas dépendre des aides publiques. Nous essayons plutôt de nous tourner vers les fondations privées, mais comme nous sommes une petite association cela reste très difficile. Malgré tout cette indépendance nous permet de rester une association très conviviale.

Où vivent les familles que vous soutenez avec ton association ?

Dans la France entière il y a environ 300 000 SDF, dont 40 % de femmes. À Paris, nous avons recensé 2200 enfants qui vivent avec une mère SDF. Certaines vivent dans la rue, d’autres dans des squats, d’autres dans des hôtels sociaux ou encore dans des colocations… c’est varié. Celles qui sont dans la rue se créent un territoire où elles ont tous leurs repères, elles développent des contacts avec des associations, des commerçant·es ou quelques habitant·es qui les aident un peu. C’est un espace qu’elles ne veulent pas quitter pour des solutions provisoires. Environ 80% de ces femmes sont sans papiers et de toutes origines. La plupart sont arrivées enceintes, après un viol sur leur parcours de migration. On est dans l’urgence du terrain et pas dans la prévention dont la plupart d’entre elles ne savent rien. On a peu l’occasion de parler de contraception et ici les femmes SDF ne font pas partie des priorités en la matière. Après l’accouchement on travaille surtout avec la PMI. Elles sont donc souvent suivies par des associations pour les questions administratives notamment, leurs enfants sont scolarisé·es sur ce territoire… Nous travaillons avec d’autres associations comme par exemple l’association Un petit bagage d’amour qui est une association pour les bébés. Quand je fais des accouchements de rue, je récupère des vêtements chez elles. Je travaille aussi avec « Réchauffons nos SDF », avec Sarah Frikh nous sommes très proches et travaillons en binôme – moi sur Paris et elle sur le 92. Il y a aussi des association avec lesquelles on a des partenariats, on s’envoie les dames.

Avez-vous parfois des actions en justice pour les viols qu’elles ont subis ?

Quand elles n’ont pas de papiers c’est compliqué ! Il faut vraiment qu’elles soient Françaises ou aient des papiers français pour porter plainte. Là on peut le faire, mais quel est l’accueil au commissariat ? Souvent les accueillant·es au commissariat ne sont pas formé·es même si le travail de Muriel Salmona avec les commissariats commence à porter un peu ses fruits. Une chose que je tiens à dénoncer c’est que nous avons des femmes battues par leur mari qui se retrouvent à la rue en fuyant le domicile conjugal. Et quand elles vont porter plainte, c’est souvent leur mari qui est appelé – en tant que « personne la plus proche », surtout si elles ont du mal à exprimer ce qui leur est arrivé. Donc la plupart du temps elles ne disent rien et n’obtiennent jamais ni reconnaissance ni réparation pour ce qu’elles ont subi.

Depuis quelques années vous êtes donc « accoucheuse de rue », comment en étés vous arrivée à cela ?

Il y a eu beaucoup de cas de bébés qui sont morts suite à l’accouchement de leur mère dan la rue et nous sommes plusieurs à nous en être émues. Pendant le Covid, j’ai suivi une formation auprès des pompiers et de la Croix-Rouge pour aider les femmes SDF qui accouchent dans la rue. Aujourd’hui nous sommes 8 accoucheuses de rue en France : une à Marseille, une à Lyon et une en Corse où il y a beaucoup de SDF dans les maquis, et 5 à Paris. Nous sommes toutes sur le terrain et pour gérer les urgences et le matériel, nous communiquons sur un groupe WhatsApp ! Nous essayons d’avoir du matériel par les pompiers, par les hôpitaux et par les laboratoires pharmaceutiques. Chez les femmes qui accouchent dans la rue, il y a beaucoup de déni de grossesse ou de femmes qui ne savent pas qu’elles sont enceintes. En 2023, j’ai accompagné la naissance de 62 bébés, et déjà plus de douze depuis le début de cette année. Plus de 150 bébés naissent dans la rue en France chaque année mais nous n’arrivons pas à mobiliser les pouvoirs publics sur cette cause, les SDF ne mobilisent guère malheureusement.

Propos recueillis par Marie-Hélène Le Ny 50-50 Magazine

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