Non classé Questions de genre et histoire de l’art : quelle transmission possible ?

Les moyens de transmission

Le premier vecteur de transmission est l’enseignement de l’art contemporain, par l’examen d’œuvres sous plusieurs points de vue, pour comprendre ce qui est en jeu dans ces représentations, en s’appuyant sur les connaissances historiques et contextuelles. Le même travail s’effectue quand je transmets une histoire de l’art qui inclut des femmes, des personnes de couleurs, des rapports sociaux de classe, des sexualités différentes, les rapports entre culture populaire et culture d’élite, les conflits de pouvoir entre les différents mouvements artistiques, un point de vue antispéciste, etc. C’est un travail de déconstruction des normes qui ont forgé une histoire de l’art sclérosée, qui ne reflète pas l’ouverture à la diversité des choix identitaires et des expériences.

L’inclusion du genre permet d’ouvrir un espace pour penser autrement, pour relire les œuvres à l’aune de questionnements actuels, et s’approprier l’héritage artistique afin de construire et de forger une réflexion personnelle. L’emploi de focales multiples, dont le genre, offre plus de latitude pour qu’un grand nombre entrent dans le processus de relecture, de compréhension plus riche des œuvres.

Il est également important d’expérimenter par soi-même l’analyse. Par exemple, la présentation de textes contenus dans l’anthologie que j’ai dirigée, La Rébellion du Deuxième sexe (1), a permis à un étudiant de rendre compte des attributs sexués d’une publicité. Le dévoilement d’un symbole viril dans une image qui appartient à notre culture commune entraina, via le rire provoqué chez ses camarades, une prise de conscience des normes sexuées qui régulent notre univers visuel.

D’autres analyses d’œuvres comparées mettent en évidence la fluctuation des représentations au cours du temps, et donc de la réversibilité des critères féminins et masculins. L’art contemporain permet encore de réfléchir à la large palette des représentations sexuées et sexuelles pour permettre des identifications positives au sein de la culture, mais aussi pour expliquer ce que cela induit dans le parcours de l’artiste et dans la lecture de ses œuvres.

Bref, c’est une histoire de l’art élargie et enrichie, enchâssée dans un contexte sociohistorique particulier, qui tient compte des identités multiples de ses protagonistes que j’enseigne en utilisant les outils de genre. Cette approche ouvre à des réflexions plus larges sur le fonctionnement de nos sociétés et la diffusion de modèles culturels pluriels.

Les résistances

Les principales résistances proviennent d’un manque de connaissance, d’un a priori qui veut que ce champ n’apporte rien à l’analyse des œuvres, alors que notre monde contemporain a bien besoin de regards qui mettent en évidence les constructions sexuées, sexuelles, les rapports sociaux de domination sous leurs multiples formes, dont le genre n’est pas le moindre. Viennent ensuite les dissensions propres aux féministes qui polémiquent de manière virulente sur de nombreuses thématiques.

Les résistances proviennent aussi d’une peur du monde universitaire français face aux problématiques de genre. Il n’y a aucune professeure en poste en France en histoire de l’art dont les recherches portent sur ces sujets, exceptée Geneviève Sellier en cinéma. Ces questions semblent illégitimes, par peur de dévaloriser l’histoire de l’art, de la sexuer et de la féminiser. Mais, au fond, c’est la remise en cause de la fabrique de la discipline qui crée le blocage, car ce sont les a priori qui sous-tendent sa fabrique qui sont touchés. Ce corporatisme est fort éloigné des préoccupations de la plupart des étudiant-e-s, et en totale disjonction face aux enjeux contemporains. J’ai aujourd’hui une autre expérience, en école d’art. Sans oublier que le sexisme peut aussi y être virulent, la liberté est plus grande, car les points de vue sont multiples et les étudiant-e-s font un apprentissage de la discussion, de la recherche des problématiques qui les concernent, et l’honnêteté face à ce principe évite de passer sous silence les questions de genre.

Enfin, il existe une résistance en provenance du milieu culturel, car cette problématique est peu abordée dans les expositions, même si l’art très contemporain est chargé de ces questionnements, il faut encore des personnes à la direction d’établissement pour les imposer. Les expositions « elles@centrepompidou » et « Féminimasculin » ont ouvert des portes, mais sans se positionner avec l’ensemble du savoir sur le sujet. Il faut regarder l’art en train de se faire, dans des structures moins établies, pour voir des œuvres qui intègrent les questions de genre et les questions queer, en articulation à d’autres formes identitaires ou/et de domination, qui permettent de saisir l’évolution de notre société, qui captent ses désirs, ses violences, forment un imaginaire et des réflexions à partager, inventent un monde nouveau, offrent de nouveaux regards sur nos sociétés.

« Il y a encore beaucoup d’analphabétisme en art »

Il faut poursuivre la transmission via l’enseignement. Lors de la création de nouvelles représentations, tout est possible, surtout lorsque les artistes sont nourri-e-s de références passées, au préalable légitimées dans un savoir. Les modèles d’enseignement féministe des années 1970, notamment le Feminist Art Program à Cal Arts, peuvent servir de base pour nourrir un enseignement artistique différent, en articulant ces réflexions à tous les apports théoriques survenus depuis. Mais il faudrait élargir l’enseignement de l’histoire de l’art au lycée, car il y a encore beaucoup d’analphabétisme en art et il est nécessaire d’apprendre à décoder les images fixes et mouvantes et ce qu’elles véhiculent. L’analyse d’images participe d’un véritable accès à la citoyenneté. C’est à une compréhension de la société entière, des idéologies en vigueur à différentes époques que ces analyses ouvrent.

La mise à disposition du savoir auprès de publics plus larges constitue une autre ouverture, effective lors de la participation à des expositions, par des textes ou des conseils, lors de publications ou de conférences dans des lieux à plus large visibilité. Cette diffusion de modèles, fruits d’un travail de recherches effectué sur le long terme, permet de toucher un plus large public. Enfin, le soutien auprès des générations émergentes permet d’accueillir et d’accompagner d’autres rapports aux questions de genre, car c’est à elles d’exprimer ce qu’il est advenu de ces questionnements. De ce point de vue, l’histoire de l’art est un formidable outil de compréhension du monde, qui mêle réel et imaginaire, et qui est un excellent support pour aborder les questions de genre.

 

Fabienne Dumont — Historienne de l’art, critique d’art et enseignante.

(1) La Rébellion du Deuxième sexe– L’histoire de l’art au crible des théories féministes anglo-américaines, Dijon, Presses du réel, 2011.

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