DOSSIERS \ Ces femmes dans nos oreilles Charlotte Bienaimé – Un Podcast à Soi

Charlotte Bienaimé est la réalisatrice d’un autre podcast natif féministe incontournable : Un Podcast à Soi (Arte Radio). Une fois par mois, la journaliste propose des documentaires passionnants sur des questions de genre, de sexualité ou d’inclusivité.

Comment est né le projet de Un Podcast à Soi ?

Pendant plus de dix ans, j’ai travaillé pour France Culture en tant que réalisatrice : j’ai produit de nombreuses émissions documentaires pour Les Pieds sur Terre par exemple, mais aussi pour d’autres émissions. Je viens vraiment de la radio classique, c’est ce que j’ai tout de suite fait après mes études.

Cela faisait plusieurs années déjà que je réalisais presque exclusivement des documentaires sur des questions féministes. J’avais notamment produit une série d’émissions sur les féministes du monde arabe, et une autre de plus de dix heures pour La Grand Traversée, qui dressait des portraits de féministes françaises. C’est dans ce cadre que j’ai commencé à articuler témoignages, textes, réflexions de chercheuses et ambiances sonores, et je trouvais que cela fonctionnait très bien. Et surtout, même après ces dix heures d’émission, je me suis rendue compte que j’avais à peine effleuré la surface du sujet et qu’il manquait énormément de choses !

J’ai donc commencé à chercher un lieu pour diffuser cette pensée-là, et c’est Arte Radio qui a accepté. J’ai donc construit l’émission et fait mûrir l’idée pendant plus d’un an, et le hasard a fait que le premier épisode du podcast, intitulé Sexisme ordinaire en milieu tempéré et qui portait sur le sexisme dans les milieux privilégiés, est sorti trois semaines avant l’affaire Weinstein.

Pourquoi avez-vous choisi le format du podcast ?

J’ai toujours voulu faire du documentaire radio, jamais du visuel. Je voulais faire du long format. Je ne sais jamais quoi répondre quand on me pose cette question, mais je dis souvent que ce qui a dû jouer, c’est ma relation avec ma grand-mère. Ma grand-mère était malvoyante, et nous échangions beaucoup par le biais de cassettes audio. Ma sœur, mes cousines et moi, nous lui enregistrions des cassettes, et elle nous en faisait en retour. Je pense que ce n’est sûrement pas anodin.

J’ai, par ailleurs, fait beaucoup de musique, donc je pense aussi que les sonorités et le rythme sont des choses que j’ai apprises en même temps que l’écriture et la lecture. Cela a du m’imprégner.

Comment expliquez-vous le fait que la pensée féministe aujourd’hui s’est emparée du podcast ?

Le fait d’être libérées de l’image joue énormément. Pour une fois, les femmes n’ont pas d’obligation au paraître ! Pour moi, le podcast a aussi un autre avantage essentiel : c’est une format qui donne la possibilité de monter ! Il y a un immense travail de montage sonore dans Un Podcast à Soi, ce qui ne pourrait pas être aussi travaillé à l’image. Enfin, le podcast permet d’être sur la longueur, de laisser la possibilité à la parole de se déployer. C’est quelque chose que la radio a toujours permis de faire.

Le podcast permet une intimité. On a besoin d’être dans une certaine confiance pour pouvoir entendre ces paroles-là, pour s’identifier à elles. Ce n’est pas pareil de lire des témoignages et de les voir. L’image, souvent, nous sépare. Entendre, en revanche, est une expérience physique. Le son rentre dans le corps, fait rire et pleurer, tout en permettant à chacun.e de demeurer dans sa propre vie. Le podcast permet des identifications, mais aussi de rendre audibles des témoignages qui ne le seraient peut être pas autrement : un témoignage brut sur des questions comme le viol ou les violences sexuelles, cela peut être très difficile. Dans un podcast, on peut lier cette parole à de la poésie, et cela permet d’éviter le sensationnalisme ou la victimisation.

Une chose que l’on remarque très vite dans votre émission et que l’on trouve rarement ailleurs, c’est la présence du silence. Quel est son rôle ?

Les ajouts de silence, c’est pour moi la dernière étape du montage, la touche finale. Je pense qu’on a besoin des silences, ils nous laissent un moment pour intégrer les informations. Après un témoignage très fort par exemple, le silence nous permet de laisser infuser les émotions que nous avons reçues dans notre corps et dans notre esprit. Permettre ces temps-là m’importe beaucoup. C’est aussi un moment pour se retrouver soi, faire l’aller-retour entre le podcast et notre propre vie. Dans Un Podcast à Soi il y a quand même une multitude de sons : les témoignages, les textes, les commentaires des chercheuses, les musiques. Le silence laisse le temps de digérer.

Dans le générique de l’émission, vous avez inséré l’expression « révolution féministe ». Selon vous, ce que nous sommes en train de vivre, c’est une révolution féministe ?

Je pense qu’effectivement, nous sommes dans un moment extrêmement important, historique. Il y a une ébullition folle en termes d’actions sur le terrain, de diffusion du savoir, et les médias mainstream s’intéressent aux sujets féministes. Les choses sont en train de changer, on le voit très bien dans les discussions de famille ou chez les jeunes. Je parle souvent avec des personnes de 17-18 ans qui ont des discours construits sur le féminisme, que je n’avais absolument pas à leur âge !

Ce qui me fait peur, c’est le retour de bâton qui va indubitablement arriver. Il y a quelques années, le mot « féministe » inspirait de mauvaises réactions. Aujourd’hui, quand on se dit féministe, on nous rétorque souvent « t’es féministe parce que c’est à la mode ». Je trouve cela encore pire. On court le risque que le féminisme soit récupéré par le capitalisme, le libéralisme, et que la pensée soit édulcorée. Il ne peut pas y avoir de révolution sans un changement total de système politique et économique. En ce sens, on est encore très loin d’une révolution féministe.

J’alterne énormément entre des moments d’extrême excitation et d’engouement, et des moments où nous nous retrouvons confronté.es à la situation du monde dans lequel nous vivons, qui ne peut pas être compatible avec le féminisme. Quand on voit notamment Marlène Schiappa qui voulait enlever le droit de séjour à des personnes d’origine étrangère parce qu’ils auraient été agresseurs… encore une fois, on est loin de la révolution.

Réaliser Un Podcast à Soi, est-ce un acte militant ?

Non, je n’emploierais pas ce mot là. Il y a une différence pour moi entre la notion de militantisme et celle d’engagement. Bien sûr que le militantisme féministe est extrêmement important et indissociable de la pensée féministe. Je donne d’ailleurs à entendre les paroles de plusieurs militant.es dans le podcast. Mais je qualifierais plutôt mon travail de documentariste engagée. Mon but est de faire entendre ces questions-là avec une certaine mise à distance du militantisme, justement pour pouvoir explorer les différents questionnements, la multitude de positionnements et de courants qui traversent le féminisme.

Savez-vous qui écoute Un Podcast à Soi ?

Nous n’avons pas de données précises. Cela dit, les retours que je reçois me permettent de dire que les femmes sont plus nombreuses à m’écouter que les hommes, même si j’ai tout de même beaucoup d’auditeurs. Ce qui est sûr, c’est que les personnes qui écoutent l’émission appartiennent plutôt à la classe moyenne supérieure et aux classes sociales les plus aisées.

Par contre, je pensais avoir un public principalement citadin, alors qu’en fait pas du tout, c’est très partagé à ce niveau-là. Ce qui me touche, c’est la certitude que le podcast a dépassé le réseau militant féministe.

C’est l’une des raisons qui font que le podcast est un outil génial : il permet de toucher des personnes qui ont moins accès aux actions militantes et au savoir.

Propos recueillis par Léonor Guénoun 50-50 Magazine

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