Articles récents \ Culture \ Cinéma Énorme, le film qui aplatit le mythe de la grossesse idéale

« La femme est donnée à l’homme pour qu’elle lui fasse des enfants. Elle est donc sa propriété comme l’arbre fruitier est celle du jardinier » Napoléon Bonaparte. Fred, agent artistique, assistant, bodyguard et mari de la pianiste Claire Girard, semble avoir pris les injonctions napoléoniennes au pied de la lettre. Assailli par un puissant désir de paternité, il trafique la pilule de sa compagne et ruse de stratagèmes afin qu’elle tombe enceinte, piétinant ainsi la volonté de Claire de faire passer sa carrière internationale avant le changement de couches à répétition. Ce qui doit arriver arrive cependant. S’engage alors le grand tumulte de l’accueil de bébé pour Fred, élève assidu des cours de préparation à l’accouchement et testeur en chef du chauffe-biberon. Claire, quant à elle, s’efforce de supporter sa grossesse, et de porter cet.te enfant qu’elle n’a pas désiré.e en se raccrochant au travail de son instrument.

C’est dans cette situation troublante que s’ouvre Énorme, le dernier film de Sophie Letourneur. Un synopsis qui prépare plus au drame qu’à la comédie, la quasi-totalité des scènes sont jouées en huis-clos, le tout encadré dans un format d’écran carré, inhabituel. C’est plus sérieux que ce à quoi préparait la bande-annonce, se dit-on.  C’est vrai, et c’est mieux : les éclats de rire provoqués par les performances de Marina Foïs et Jonathan Cohen sont plus rares, mais sonnent plus juste. Le réalisme du film marque d’autant plus que le casting compte une majorité d’actrices et d’acteurs non-professionnel.les, principalement issu.es du milieu hospitalier. Des passages entiers sont ainsi tournés à la façon d’un documentaire fiction, dont l’accouchement de Claire. De quoi, en somme, briser les codes d’un genre comique qui, habituellement, suggère plus qu’il ne montre. Énorme s’allège du poids de la bienséance, et accouche d’une question aux accents féministes : au-delà de la perpétuelle idéalisation du « miracle de la vie », quelle place subsiste-t-il pour le doute vis-à-vis de la maternité à venir, pour la peur face au corps qui se transforme ?

Tu enfanteras dans la douleur

Celui qui est énorme, dans ce film, c’est le ventre de Claire. Arrivée au neuvième mois de grossesse, il l’encombre, l’entrave dans ses mouvements, l’empêchant même de s’asseoir à son piano. À travers la représentation grotesque (et voulue) d’un abdomen pulvérisant tous les records de circonférence, l’apparence improbable de Marina Foïs donne à voir une réalité de la grossesse. Non, attendre un enfant n’est pas synonyme d’un état de plénitude permanent. Claire Girard subit littéralement l’épreuve que lui impose Fred, contrainte d’abandonner la complète maîtrise de son corps, pourtant élément-clé de sa profession de pianiste. Sur la table d’échographie, elle refuse la fusion de son ventre proéminent avec sa véritable physionomie, et ne détache pas son regard du plafond. Plus qu’un déni, Sophie Letourneur met en scène un refus : celui de voir sa personnalité, son talent et son identité de femme se fondre dans un unique statut de mère-en-devenir. Au fur et à mesure de la projection, le trouble ressenti par la spectatrice/le spectateur se métamorphose en certitude : concevoir, attendre et avoir un enfant n’est pas un acte si banal, si normal pour un corps de femme.

De la charge pondérale à la charge mentale

Si, dans cette fiction, Fred incarne à la perfection le papa poule, l’homme de ménage et l’assistant zélé, rappelons qu’aujourd’hui, en France, le congé paternité se heurte à une durée maximale de 11 jours… De la même manière que dans les débats liés à l’IVG, la rhétorique autour de l’allongement de ce congé confond deux choses bien distinctes. La capacité biologique de la majorité des femmes à porter le fœtus et le mettre au monde, d’une part, et l’idéal-type de la mère nourricière, d’autre part, ne sont pas assimilables. La première est une réalité scientifique, le second un cliché tenace dans le schéma occidental de la famille hétérosexuelle, permettant de justifier un grand nombre d’inégalités de genre (1).

Un homme de retour au travail seulement 12 jours après la naissance de son enfant, c’est louable, il nourrit sa famille. En revanche, une femme qui s’aviserait d’abandonner son bébé trop tôt après son accouchement, quelle mère indigne ! Là-dessus aussi, Énorme porte un regard tout en finesse. Bien que Claire soit une artiste à la carrière internationale et Fred son assistant, leur relation est telle que s’installe tout de même une profonde dépendance de la première au second. Sans son talent à elle, il n’est rien, mais dans les coulisses, il s’occupe de tout : réservation d’hôtels, conférences de presse, arrangements avec les plus prestigieuses philharmonies… Tant et si bien que l’ascendant de Fred sur Claire est plus que palpable, lui accorde une mainmise sur la préparation de sa pilule contraceptive (et du placebo) et renouvelle la thèse de la domination masculine.

Lutte des genres

Pourtant, au sortir de la salle de cinéma, il semble impossible d’en vouloir irrémédiablement à Fred. Oui, il abuse de la confiance de Claire, oui, il fait en sorte qu’elle tombe enceinte sans son consentement et oui, il le lui cache au-delà du délai légal de recours possible à l’avortement. Tout cela, aux yeux de la justice française, équivaut à un délit d’entrave à l’IVG et est passible de 30 000€ d’amende ainsi que de deux ans d’emprisonnement. Mais la caméra braquée sur le personnage n’est ni accusatrice, ni vindicative. Elle nous montre un homme qui brise le cliché de la sacro-sainte virilité masculine, foncièrement troublé par sa propre envie de devenir père et rêvant d’allaiter lui-même son enfant. Fred aime Claire, souhaite avoir ce bébé avec elle, mais comme elle n’en veut pas et qu’il ne dispose pas des organes génitaux lui permettant de tomber lui-même enceint, il commet l’impardonnable en lui imposant une grossesse. Il n’a pas conscience de son délit, pas plus qu’il n’aura jamais idée des douleurs de l’accouchement.

En ce sens, la réalisatrice ne fait pas le procès de Fred ou de ce qu’il incarne à l’écran. Elle interroge la spectatrice/le spectateur comme on sonderait un.e témoin sur sa perception des faits. Énorme n’est pas une œuvre qui donne des réponses toutes faites telles que « Ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Parce qu’elle montre une femme exerçant un permanent contrôle de ses émotions et un homme qui pleure régulièrement, Énorme est une réalisation qui appelle à une réflexion sur le genre et sa projection dans l’imaginaire collectif. Elle pointe du doigt le côté insupportable d’une grossesse, et ouvre une perspective sur le non-désir d’enfant.

À toutes les constructions sociales affirmant que les filles sont nées pour pouponner et que les poupons sont interdits aux garçons, à tou.tes celles et ceux qui entretiennent une vision patriarcale de la maternité, Énorme adresse un retentissant « On ne naît pas mère, on le devient. »

Clara Bauer 50-50 Magazine

(1) comme le démontre l’un des très nombreux documents sur le sujet : Analyse d’Anne Brunner, « Le partage des tâches domestiques et familiales ne progresse pas », publiée le 5 mai 2020 sur le site de l’Observatoire des inégalités

Énorme, film de Sophie Letourneur avec Marina Foïs et Jonathan Cohen, en salle depuis le 2 septembre 2020

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