Articles récents \ Monde Les Damnées de la Mer : femmes migrantes en Méditerranée

En novembre dernier, Camille Schmoll, géographe experte des migrations, publie Les Damnées de la Mer, un livre important, qui replace les femmes au cœur du récit des migrations. En restituant les parcours de femmes migrantes, l’autrice montre à quel point les discours européens sur la migration féminine sont déconnectés de la réalité.

Migrer pour une femme représente l’antithèse de ce que la société patriarcale attend d’elle. Cela signifie s’affranchir de l’espace domestique connu, celui de l’habitat privé, mais aussi celui d’un territoire dans lequel on a grandi. La migration féminine rompt avec cette idée de la femme sédentaire, cantonnée à ce qui lui est familier, intime, contrôlable. Les femmes migrantes ont en commun qu’elles transgressent l’immobilisme qui leur a été assigné à l’origine.

La migration au féminin 

Contrairement aux idées reçues et aux représentations communes, les femmes représentent plus de la moitié (51%) des personnes migrantes et réfugiées dans le monde selon l’ONU. Pourtant, dans l’imaginaire collectif, migrer est une affaire d’homme jeune, seul, sans femme ni enfants. 

Pour rompre avec cette fausse représentation des parcours migratoires, Camille Schmoll fait plusieurs portraits de femmes migrantes qu’elle a rencontrées lors de ses visites de structures d’accueil pour migrant·es à Malte et en Sicile. On fait ainsi la rencontre de Julienne, une femme camerounaise de 37 ans, à qui Camille Schmoll donne la parole.  Julienne raconte le mariage forcé qu’elle a subi avec un homme plus vieux qu’elle, les violences conjugales dont elle fut victime pendant dix ans, la fuite au Mali, puis en Libye, l’arrivée en Europe. Aujourd’hui, Julienne est en France, où elle a déposé une demande d’asile à l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (l’Ofrpa). 

Nombreuses sont les femmes qui, comme Julienne, fuient leur pays d’origine à cause des violences sexistes et sexuelles dont elles sont victimes. En raison du tabou que constituent ces sujets-là, il est difficile de les quantifier. Il en est de même avec les agressions sexuelles dont ces femmes sont victimes durant leur parcours migratoire. Le viol, le mariage forcé, les abus sont communs à la majorité des femmes migrantes. Certaines en parlent, d’autres non. Il y a d’abord les violences conjugales et les mutilations génitales comme l’excision qui sont perpétrées dans les pays d’origine des femmes migrantes. Puis, il y a les violences des hommes rencontrés en route, et celles commises par les passeurs. Toutes les femmes rencontrées par Camille Schmoll lui parlent de “l’enfer libyen”, duquel on ne sort pas intacte. La Libye est souvent un lieu de passage obligé pour les migrant·es : c’est là que de nombreux bateaux partent en direction de l’Europe, de l’Italie surtout. Enfin, à l’arrivée en Europe, il y a la violence institutionnelle : les centres d’accueil insalubres, les camps, les temps d’attente excessivement longs. 

Il existe un vécu propre aux femmes migrantes qu’on ne retrouve pas chez les hommes. Ce vécu se traduit de différentes façons, mais il est souvent lié à la sexualité. Dans Les Damnées de la Mer, Camille Schmoll montre que les traumatismes infligés aux migrantes nécessitent une prise en charge particulière, qui est complètement absente des organismes d’accueil. La plupart des femmes qui arrivent sont des femmes brisées, que l’on a violées ou mutilées. Pourtant, aucun suivi psychologique ne leur est offert en Europe. Il ne s’agit pas ici de sous-estimer les violences subies par les hommes migrants, qui sont tout aussi conséquentes. Seulement, il est clair que les violences sexistes et sexuelles nécessitent une aide psychologique propre. Ce vécu s’incarne aussi dans le souci constant que ces femmes ont de la maîtrise de leur sexualité. Certaines prévoient avant le voyage de s’implanter un contraceptif. Elles savent qu’elles risquent de se faire violer, et veulent éviter une grossesse non désirée. D’autres, au contraire, partent enceintes, ou n’avortent pas si elles le deviennent lors de leur voyage. Avoir un enfant avec elles décourage souvent les potentiels violeurs et proxénètes, et peut faciliter leur entrée en Europe. 

Hormis le viol, l’autre fléau que subissent les femmes migrantes est la prostitution. Certaines sont prostituées par les passeurs qui leur font payer leur passage de la Méditerranée. Pour d’autres, il s’agit d’un dernier recours pour gagner de l’argent et elles le font d’elles-mêmes. Franchir illégalement les frontières est de plus en plus compliqué, donc coûte de plus en plus cher. 

Les damnées de l’Europe

Il est important de préciser que migrer est aussi difficile pour les hommes. Eux aussi subissent parfois des violences sexuelles et sont soumis à la cruauté des passeurs. Pour autant, Camille Schmoll remarque que si les organismes d’accueil ne conviennent pas aux hommes migrants, c’est encore pire pour les femmes. Si les migrantes sont prises en charge quand elles arrivent malades ou blessées, elles ne reçoivent jamais, ou que très rarement, la visite d’un·e psychologue. 

Par ailleurs, s’il est difficile pour les hommes migrants d’obtenir du travail, ça l’est encore plus pour les femmes. Julienne raconte ses difficultés à travailler en Europe, l’inoccupation, l’ennui. Il arrive souvent que l’Etat cesse de verser leur allocation aux demandeuses/demandeurs d’asile (6,80 € par jour en France). Dans ce cas, travailler devient nécessaire et de nombreuses femmes se prostituent. Certains camps, notamment à Malte, surveillent scrupuleusement les allers et venues des migrantes pour veiller à ce qu’elles ne le fassent pas, sans pour autant proposer d’alternative.

Les temps d’attente pour obtenir une réponse à leur demande d’asile étant de plus en plus long, les femmes réfugiées développent des stratégies pour passer le temps. Le grand changement de ces dernières années consiste en leur capacité à utiliser les outils numériques. Nombreuses sont les migrantes que Camille Schmoll a rencontrées qui correspondent avec leur famille via Facebook ou WhatsApp. D’autres se maquillent, se coiffent, soignent leur apparence, comme si chercher à correspondre aux standards de féminité revenait à retrouver un peu d’humanité. 

Depuis la guerre en Syrie, les médias et les politiques n’ont cessé d’évoquer “la crise migratoire” que traverse l’Europe. A les entendre, des millions de migrant·es débarquent tous les jours sur nos côtes, sans qu’on ne puissent rien y faire. Dans son livre, Camille Schmoll rappelle que s’il est vrai que 2015 a vu arriver plus de 800 000 personnes sur les côtes grecques, c’est la seule année où l’on peut voir une réelle augmentation quantitative. En réalité, la crise migratoire est avant tout une crise institutionnelle : l’Union Européenne ne parvient pas à adapter ses structures d’accueil aux arrivées de réfugié·es, et choisit plutôt de payer des pays comme la Turquie pour contenir les flux de migrant·es. Elle souffre aussi de la lenteur des démarches relatives aux demandes d’asile, compliquées par la bureaucratie et des lois contraignantes telles que le règlement Dublin. 

Camille Schmoll termine son livre par ces mots : “Je plaide pour une réflexion féministe qui intègre les migrations féminines au moment critique que connaissent les études migratoires à partir de deux fils conducteurs : féminiser le regard, repolitiser la question du genre.” En effet, comment adapter les structures d’accueil et la prise en charge des demandeuses d’asile si la majorité des histoires sur les parcours migratoires sont racontées par des hommes ? Pour changer les stratégies européennes d’accueil, il est essentiel d’y intégrer le vécu des femmes migrantes, afin de prendre connaissance de leurs besoins spécifiques et d’agir en conséquence.

Victoria Lavelle 50-50 Magazine

(1) : Le règlement Dublin s’applique à tous les Etats. Il vise à ce que le premier pays d’arrivée d’un·e migrante·e soit celui auprès duquel il ou elle devra effectuer sa demande d’asile. Les empruntes de la personne migrante sont relevées à son arrivée sur le territoire européen, et numérisées dans le fichier Eurodac commun à tous les pays de l’UE. Le règlement Dublin empêche le ou la migrant·e de demander l’asile dans un autre Etat que celui dans lequel il ou elle a déposé ses empruntes.

Camille Schmoll Les Damnées de la Mer Ed. La Découverte, 2020.

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