Articles récents \ Monde \ Europe Les amants de Teruel : la romantisation d’un féminicide

Bas relief montrant Isabel agonisant après avoir embrassé le cadavre de Diego

Tout le monde a probablement lu Roméo et Juliette de Shakespeare au lycée mais peu connaissent l’histoire vraie ayant servi d’inspiration à l’auteur. Comme beaucoup de villes européennes, Teruel revendique être le berceau des amant·es maudit·es. Si vous êtes de passage en Espagne, on vous jurera que Shakespeare a basé son histoire sur un couple habitant la ville. 

La légende raconte qu’au XIIIe siècle, Diego de Marcilla et Isabel de Segura étaient amoureux. Isabel venait d’une famille riche alors que Diego venait d’une famille noble mais désargentée. Le jeune homme décide malgré tout de demander la permission d’épouser la jeune femme au père de cette dernière. Le père refuse mais lui propose cependant un marché: “fais ta richesse dans les cinq ans à venir et je te donnerai la main de ma fille”. A l’époque, la meilleure façon de s’enrichir était de partir à la guerre. C’est ce que Diego décide de faire. Il a la chance de s’en sortir sain et sauf, avec beaucoup d’argent en poche. Au bout de cinq ans, en 1217, il retourne à Teruel pour demander la main de la femme qu’il aime. Là, c’est la douche froide. Isabel est en train de célébrer son mariage avec Azagra. N’ayant jamais eu de signe de vie de Diego, elle l’a pensé mort. Il est dévasté. Ce soir là, il se faufile dans la chambre du jeune couple et réveille Isabel en la suppliant de l’embrasser. Elle refuse en lui expliquant qu’elle est maintenant une femme mariée. C’est alors qu’il meurt, à la grande surprise de la jeune mariée. Les funérailles s’organisent le lendemain. Isabel est effondrée : elle pense que le chagrin a tué son amour de jeunesse. Elle décide alors de donner le baiser qu’il lui avait demandé à son cadavre. Elle embrasse le corps de Diego, et c’est là qu’elle décède à son tour. 

L’histoire d’un féminicide

La légende n’en dit pas plus et profite du nuage de doute planant sur cette histoire, mais nulle n’est dupe. En gardant à l’esprit que c’est une histoire vraie, il est facile de deviner ce qui s’est passé lors de ces fatales 24h. Aucun d’entre eux n’est mort de chagrin. La vérité, c’est probablement que Diego, réalisant qu’il ne pourrait jamais avoir Isabel, décide de se suicider et de l’emporter avec elle. Il s’empoisonne alors en prenant soin de laisser suffisamment de poison sur ses lèvres pour également assassiner “son âme sœur”. Il a sûrement pensé “si je ne peux pas l’avoir, alors personne ne l’aura” avant de lui demander un dernier baiser. A la lumière de cette hypothèse, il est facile de lire l’histoire comme étant celle d’un féminicide plutôt que celle d’un amour interdit. Diego de Marcilla a ôté la vie à Isabel de Segura, qui aurait parfaitement pu avoir un futur sans lui. Il devrait être connu comme un assassin possessif, pas comme un amoureux éperdu. C’est précisément cette façon de cadrer une histoire qui normalise les violences conjugales et excuse les « crimes passionnels ».

Aimant en bois montrant les mains des amants de Teruel

Aimant en bois pyrogravé : « Ne cesse jamais de croire en l’amour ».

Le marketing de la romantisation 

Aujourd’hui, Teruel est une ville touristique incontournable en Espagne. Sa magnifique architecture et son charme naturel y sont pour beaucoup, mais la ville n’aurait pas un tel succès sans sa capacité à capitaliser sur son histoire. Il est impossible d’entrer dans une pâtisserie sans tomber sur un gâteau nommé « le baiser », dans une boutique à souvenirs sans tomber sur un porte-clé ou un aimant ou même juste de traverser une rue sans tomber sur une plaque, un bas relief ou une statue de la victime et de son bourreau enlacé·es. Pour faire face à la popularité montante « des amant·s »,  les dépouilles ont été déplacées en 1955 vers une crypte qu’il est possible de visiter. Leurs sépultures mettent en scène leur amour prétendu avec deux sarcophages côte à côte surmontés de statues d’eux couchés laissant leurs mains tomber sur le côté pour qu’elles se rejoignent entre les deux tombeaux. Les deux mains ne se touchent pas, symbole du fait que dans la vie ils n’ont jamais été ensemble. Il faut donc comprendre qu’Isabel a vu son propre cadavre être déplacé pour venir trouver son repos éternel aux côtés de l’homme qui l’a tuée. Quel romantisme. Les guides touristiques racontent pourtant l’histoire telle qu’elle s’est passée, en laissant planer le doute. Mais les touristes choisissent de ne pas l’analyser, au risque de découvrir la sombre réalité derrière la légende. Réalité qui, c’est sûr, vendrait moins de rêves et de souvenirs.

Les tombeaux de Diego de Marcilla et Isabel de Segura

Au XVIe siècle, William Shakespeare s’inspirera prétendument de ces faits réels pour écrire Roméo et Juliette. La pièce de théâtre met en scène deux amant·es maudit·es par le destin. L’histoire se finit avec un double suicide. Ce qui n’est pas beaucoup plus joyeux, mais qui a le mérite d’être basé sur des décisions individuelles et non sur le meurtre ! 

On peut reprocher à Roméo et à Juliette de ne pas avoir su communiquer mais, au moins, aucun n’a attenté à la vie de l’autre.

Eva Mordacq 50-50 Magazine

Lire aussi : Marta Clara Ferreyra : « La loi de 2007, actant les assassinats de femmes comme féminicides a eu un rôle pédagogique certain »

print