Articles récents \ Culture \ Arts Marie, Julia, Sophie et les autres ! Qui a (toujours) peur des femmes photographes ?

Quand la photographe Marie Docher a commencé à compter les femmes dans les expositions de photographies en France il y a une dizaine d’années, et qu’elles brillaient surtout par une absence qu’elle s’est mise à questionner, elle s’entendait souvent dire que c’était la faute de leur manque de talent ou d’attractivité. Les femmes se sont emparées du médium photographique depuis son invention mais…

Les directeurs de lieux ou de festivals acceptaient encore rarement de reconnaître les biais – même inconscients – qui leur faisaient le plus souvent sélectionner des travaux masculins ou « virils » qui correspondaient mieux à leurs attentes, à leurs centres d’intérêt ou à leur carnet d’adresses. Ils savaient ce qui allait intéresser le public, et ce n’était pas le travail des femmes qui leur présentaient parfois des univers dont ils ignoraient tout (concernant l’intimité des corps et des vies des femmes représentés non plus selon les stéréotypes ou projections masculines mais selon le vécu des femmes…) ou des points de vue radicalement différents sur le monde.

Femmes photographes, Dix ans de lutes pour sortir de l’ombre, récemment publié par Sylviane Van de Moortele (1), nous raconte les combats de Marie Docher et de ses consœurs du monde de la photographie. Ils ont porté des fruits et amélioré le sort des femmes photographes ces dernières années, même si dans le même temps la profession a été largement dépréciée et s’est paupérisée. Mais en photographie comme dans les arts plastiques en général, le « male gaze » reste dominant et les femmes sont encore très souvent représentées comme des objets de séduction sur les magazines, les panneaux publicitaires et les murs des galeries, tout en étant beaucoup plus rarement les créatrices de ces images qui façonnent nos imaginaires (et nos préjugés !).

Un large pan de la production photographique contemporaine est d’ailleurs consacré à cette appropriation et à cette exhibition massive de l’image du corps des femmes, par les hommes et pour les hommes, que l’invention de la photographie a rendu possible. Les mœurs se libéralisant petit à petit dans certains pays occidentaux, le recours aux images de femmes dénudées dans l’espace public s’est généralisé, que ce soit dans la publicité pour vendre des voitures ou du savon, ou le cinéma, les scènes de nu étaient présentées comme un gage de modernité et augmentaient la diffusion du film. Dans le même temps la production d’images pornographiques se banalisait également et avec l’irruption des outils numériques dans nos vies, la plupart des hommes se sentent légitimes aujourd’hui à faire image de l’intimité des femmes, qui sont d’ailleurs vivement encouragées à la leur livrer de « leur plein gré ». Les fillettes qui grandissent aujourd’hui dans un monde hypersexualisé se voient souvent elles-mêmes comme des objets sexuels avant même d’avoir atteint la puberté. Elles ont intériorisé sans même s’en rendre compte la nécessité d’être belles et attirantes pour les hommes, et donc d’acquérir et d’utiliser tout ce que le marché peut leur proposer comme cosmétiques, accessoires, vêtements et chirurgies pour mettre leur corps « en valeur » sur le marché de la séduction qui serait leur principal objectif dans la vie. Se photographier nues et partager ces photos leur apparaît parfois comme un jeu avant qu’elles n’en aient compris tous les enjeux et surtout les risques.

Ces dernières décennies, l‘invention de la photographie numérique a aussi généralisé l’accès à l’image du corps et de l’intimité des femmes pour les hommes

Cela n’a malheureusement pas été vraiment accompagné d’une révolution profonde des mentalités ni des comportements comme nous le démontre les violents déferlements de cyber harcèlement masculinistes sur internet, qui redoublent bien souvent ces mêmes comportements sexistes dans les échanges de la vie quotidienne (études, travail, loisirs etc). Bien au contraire, les technologies numériques se développent largement sur les terrains communs du patriarcat et du capitalisme : le contrôle, la coercition et la marchandisation non seulement des corps mais des comportements passent bien souvent par les images.

Pouvoir et contrôle des images sont intimement liés. On voit à quel point l’évolution des rapports entre les femmes et les hommes reste un enjeu fondamental d’une transformation en profondeur de la société. L’utopie révolutionnaire des féministes radicales des années 1970 qui visait à « défaire le genre » au profit de la liberté d’être d’abord un être humain émancipé des rapports de pouvoir et de séduction semble avoir été abandonnée au profit d’une timide « égalité » des sexes visant à accorder aux femmes le droit de se comporter plus ou moins « comme les hommes » (au travail, dans l’armée, la police, au lit ou ailleurs…), mais surtout pas d’inventer ensemble de nouveaux rapports tant à notre propre corps et à notre sexualité qu’à ceux d’autrui. Au contraire, les comportements sexués stéréotypés restent survalorisés afin d’entretenir une différence des sexes artificielle (brouillée avec délices par la mouvance queer).

Capturer la beauté au musée du Jeu de Paume

Loin de toutes ces querelles et de l’agressivité qui entourent l’exposition du corps des femmes ou de son image, plonger dans l’univers de Julia Margaret Cameron au Jeu de Paume fait du bien !

On émerge dans l’intimité d’une notable anglaise curieuse et cultivée qui débute une pratique photographique en 1863 à l’âge de 48 ans avec « le double espoir d’ennoblir la photographie et de lui conférer le caractère et les usages du Grand Art en y mêlant le réel et l’Idéal sans rien sacrifier de la Vérité, par un attachement sans faille à la Poésie et à la Beauté » (écrit elle dans son journal Annals of my Glass House datant de 1874) Elle atteindra rapidement son but et verra de son vivant ses photographies exposée et reconnues, et entrer dans les collections publiques. Après sa mort, son fils cadet, lui-même photographe, sera attentif à la promotion du matrimoine photographique de Julia Magaret Cameron qui est aujourd’hui en grande partie dans les collections du Albert & Victoria museum de Londres.

Elle se consacrera essentiellement au portrait, réalisé avec un appareil photographique grand format. Transformant le poulailler en studio et la cave à charbon en laboratoire, elle maîtrisera bientôt toutes les étapes d’un processus complexe et coûteux à une époque où créer une photographie ne se faisait pas d’un doigt nonchalant. Les négatifs au collodion humide sur verre devaient être préparés juste avant leur utilisation dans une chambre photographique préalablement installée face au modèle qui devait garder longtemps la pose. Le négatif devait être immédiatement développé puis tiré sur un papier préalablement préparé à l’albumine par la photographe. L’ensemble de ces opérations comportait beaucoup d’aléatoire et il fallait souvent recommencer plusieurs fois avant d’obtenir une image satisfaisante comme ce portrait intitulé en 1864 «  Annie, My first success » (« Annie, ma première réussite ») Julia Magaret Cameron inventera son propre style dans lequel tant le cadrage que la mise au point un peu décalée qui donne un léger flou seront déterminants. Elle sera d’abord raillée pour ses choix par ses confrères avant d’obtenir leur reconnaissance. Les chefs d’œuvre de la peinture l’inspiraient davantage que la précision toute mécaniste et froide de l’objectif photographique dont l’amélioration technologique visera une netteté toujours plus grande de l’objet photographié.

Souvent en gros plan, mis en valeur par un fond sombre et une lumière savamment composée, ses modèles ont une présence à la fois tranquille et puissante. Elle photographiera quelques célébrités de son cercle d’amis comme le poète Alfred lord Tennyson, le peintre George Frederick Watts et même Charles Darwin, mais le plus souvent elle fait poser les femmes et les enfants qui vivent autour d’elle, en particulier sa femme de chambre Mary Hillier, présente dans de nombreuses compositions et mises en scène, comme celles de madone qu’elle incarne avec patience. Leur présence est lumineuse et tranquille. Non dénuée de sensualité, ces images sont très loin des clichés stéréotypés qui inondent tant la publicité que les réseaux sociaux aujourd’hui, qui peinent à représenter les femmes autrement que comme des objets de désir, à minima elles se doivent d’être séduisantes si elles ne veulent être harcelées sur les Réseaux Sociaux pour leur apparence « non conforme » !

Dans ces moments de grâce éternellement suspendus, les portraits de Julia Margaret Cameron sont infiniment beaux et attachants, souvent auréolés d’un certain mystère. Elle composera également des scènes de genre et des tableaux allégoriques dans les années 1870, illustrant même les poèmes de Tennyson – « The Idylls of the King ». En 1875,après la mort en couches de sa fille Julia, elle repartira vivre au Ceylan) (aujourd’hui Sri Lanka) avec son mari. Sa production déclinera alors, le climat étant peu propice aux manipulations délicates du collodion humide, mais elle y réalisera tout de même quelques magnifiques portraits des insulaires qui vivaient autour d’elle, comme ce groupe de trois paysans de Kalutara, au centre duquel se trouve une jeune fille de 12 ans, immortalisé en 1878.

On ne peut donc que constater que les femmes aussi sont donc capables d’attirer le public dans les musées et les expositions quand on leur en offre l’occasion. Dans À toi de faire ma mignonne, Sophie Calle a investi le musée Picasso d’un large ensemble de sa production depuis les années 1980. Inlassablement, elle interroge l’image et le regard que nous, aveugles ou voyantes portons sur les choses, sur l’art, la vie/la mort ou sur le monde. Si la photographie reste son outil privilégié, elle utilise aussi beaucoup le texte et les installations dans ses fictions photographiques légères ou graves, qui font souvent référence à des questions qui nous concernent toutes et tous ! A voir aussi jusqu’au 28 janvier.

Marie-Hélène Le Ny 50-50 Magazine

Capturer la beauté, une exposition à voir jusqu’au 28 janvier au Jeu de Paume à Paris.

Sylviane Van de Moortele:  Femmes photographes, Dix ans de lutes pour sortir de l’ombre, Ed. loco 2023

Photo de Une : De gauche à droite Julia Margaret Cameron , couverture du livre de Sylviane Van de Moortele , exposition de Sophie Calle

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