Articles récents \ France \ Économie Rachel Silvera : « Nous ne pourrons jamais obtenir l’autonomie complète des femmes sans défendre leurs droits au travail »
Rachel Silvera est économiste, maîtresse de conférence à l’université de Nanterre et spécialiste des questions de genre et d’emploi. Depuis six ans, elle co-dirige le réseau de recherche MAGE sur le genre et le marché du travail. Sa détermination à faire dialoguer féminisme et monde du travail a imprégné son parcours et ses travaux de recherche. Aujourd’hui, elle questionne les incohérences d’un gouvernement qui dit vouloir faire de l’égalité femmes-hommes la « grande cause du quinquennat », tout en mettant en place des lois qui renforcent les inégalités, notamment pour les femmes les plus précaires.
D’où vient votre engagement en faveur des droits des femmes au travail ?
Je suis tombée dedans petite. C’est un double engagement. D’une part, un engagement féministe personnel informel, puisque je n’ai jamais adhéré à des groupes féministes, mais très jeune, je participais à un groupe Femmes et j’ai toujours manifesté le 8 mars. D’autre part, j’ai fait des études de socio-économie, centrées sur le champ du travail, et j’ai eu très jeune un engagement politique contre les inégalités sociales et les inégalités liées au travail. Donc ces deux questionnements se sont rencontrés.
Dans les années 1980, j’ai commencé à travailler sur la question du travail des femmes par l’intermédiaire de rapports que j’ai fait pour la Commission européenne en tant qu’experte sur les questions genre et emploi. Dès les années 1990, la sociologue Margaret Maruani m’a proposé de m’associer en tant qu’économiste à la création du réseau de recherche « Marché du travail et genre », le MAGE, dont j’ai été l’une des fondatrices. Il y a six ans, j’ai pris la direction du MAGE aux côtés des sociologues Nathalie Lapeyre et Delphine Serre.
Quelles sont les actions menées par le MAGE ?
C’est le premier réseau de recherche du CNRS qui regroupe des chercheuses et quelques chercheurs sur les questions de genre et de travail avec une approche pluridisciplinaire. Il s’agit surtout de sociologues du travail mais aussi d’économistes, de politistes, d’historien·nes… Petit à petit, il y a eu une ouverture à l’international. Le MAGE est aujourd’hui présent dans 13 pays.
Quelques années après la création du MAGE, nous avons lancé la revue Travail, genre et sociétés. Il s’agissait de faire connaître et de valoriser, dans le monde de la recherche et dans la société civile, des travaux de recherche dans le champ du genre et du travail, ce qui était plutôt nouveau à l’époque.
L’histoire du MAGE est aussi jalonnée par de grands colloques où il y avait régulièrement 200 à 300 personnes. Petit à petit, nous avons développé les amphis du MAGE, c’est-à-dire des temps d’échange d’environ deux heures plusieurs fois par an. Nous nous réunissons autour d’un thème qui fait débat dans la société, souvent à partir d’un nouveau numéro de la revue « Travail, genre et sociétés ». Nous abordons par exemple la question des retraites, de la fiscalité, du syndicalisme ou de l’éducation… Notre dernier débat portait sur les féminicides au Mexique.
Mon apport personnel aux travaux du MAGE a peut-être été de dialoguer davantage avec des associations féministes et des syndicats. L’idée est de s’ouvrir davantage sur les mondes sociaux. La recherche ne peut pas se faire en vase clos. C’est d’ailleurs l’objet du dernier ouvrage du MAGE : Le genre au travail. Dialogue entre recherches féministes et luttes de femmes.
Quelle place occupent les syndicats dans vos travaux de recherche ?
Je n’ai jamais pu concevoir de travailler sur l’égalité au travail sans intégrer la question des classes sociales. Par exemple, dans ma dernière chronique pour Alternatives Economiques, je commente la loi sur l’égalité professionnelle adoptée récemment par l’Assemblée nationale. Je m’interroge : à quoi bon une loi sur l’égalité professionnelle puisque la mesure phare de cette loi est encore une fois centrée sur la parité au sommet des entreprises ? Que se passe-t-il pour les femmes précaires et pour les salariées qui n’arrivent pas à accéder aux échelons intermédiaires des entreprises ? Il y a un angle mort des politiques publiques sur ces questions.
Très vite, j’ai réalisé que sans mobilisation syndicale, cela n’avancerait pas. Je me suis intéressée aux syndicats et à leur rapport à l’égalité femmes-hommes, à la fois en interne (la place des femmes dans les syndicats) et en externe (le rôle des syndicats pour favoriser l’égalité au travail). Dans ce cadre, j’ai été associée à des travaux de recherche pour la CGT. Cela a notamment permis d’alimenter la réflexion du collectif femmes-mixité de la CGT que pilote Sophie Binet. J’ai également contribué à mettre en place une charte qui engage la CGT à améliorer la place des femmes dans ses structures. En effet, s’il y a la parité au sommet de la CGT depuis 1999, c’est loin d’être le cas aux échelons intermédiaires… Plus récemment, j’ai lancé une recherche pour la CGT sur l’investissement dans le secteur du soin et du lien aux autres (care) afin de favoriser l’égalité et de revaloriser les emplois féminisés, si essentiels depuis la crise sanitaire et pourtant délaissés.
Pourquoi est-ce important de s’organiser syndicalement en tant que femmes et entre femmes ?
Historiquement, le mouvement féministe français s’est d’abord organisé autour du combat pour le droit de vote, puis des combats pour le droit à disposer de son corps (droit à l’avortement, à la contraception). Aujourd’hui, avec la vague #MeToo, la lutte contre les violences est devenue, à juste titre, essentielle. Dans ces diverses mobilisations, j’ai l’impression que la question du travail est à la fois omniprésente, tout en restant secondaire. Je trouve que le mouvement féministe français reste en retrait par rapport à ce qui se passe dans l’entreprise et au droit du travail. Pourtant, nous ne pourrons jamais obtenir l’autonomie complète des femmes sans défendre leurs droits au travail.
Ce qui fait le pont entre ces courants féministes et le champ du travail, ce sont les syndicats. Donc pour parvenir à une vraie émancipation des femmes, il faut absolument que les syndicats soient féministes et contribuent au mouvement féministe en apportant leur connaissance sur le monde du travail. Pour l’heure, nous sommes encore loin du compte. Pour reprendre une expression de Philippe Martinez : « la CGT n’est pas machiste, mais il y a des machistes à la CGT ». Il y a tout un cheminement à faire et c’est vrai pour toutes les organisations syndicales, surtout dans un contexte de faible syndicalisation. Il faut dire aux jeunes femmes : « syndiquez-vous, défendez vos droits et ceux des autres ».
J’ai un peu d’espoir, depuis la fin de l’année 2019, avec les manifestations contre la réforme des retraites, où il y a eu une mobilisation croissante des féministes sur la question des droits au travail. Je pense notamment aux Rosies, un groupe de féministes d’Attac, qui ont impulsé une nouvelle dynamique dans la mobilisation contre la réforme des retraites et qui continuent aujourd’hui en adaptant leurs slogans. Cela a été le cas, par exemple, lors du 8 mars 2021, autour « des premières de corvée » mobilisées dans la crise sanitaire. Il y a donc désormais quelques convergences de mobilisation entre syndicalistes et féministes.
La réforme de l’assurance chômage a été annoncée à la fin du mois de mars et serait applicable au 1er juillet 2021. Quels seraient les conséquences de cette réforme sur l’autonomie financière des femmes ?
Il y a une schizophrénie grave chez ce gouvernement, qui s’était déjà révélée avec la réforme des retraites d’ailleurs. D’un côté, il déclare que l’égalité femmes/hommes est la grande cause du quinquennat. Il met en place une loi sur l’égalité professionnelle, que j’ai déjà mentionnée. Il se positionne comme donneur de leçons en matière d’égalité. De l’autre côté, il n’arrête pas de mettre en place des lois qui renforcent les inégalités, notamment pour les femmes les plus précaires. La réforme de l’assurance chômage illustre parfaitement cela.
Les femmes vont être particulièrement touchées par cette réforme. D’abord de façon indirecte puisque le gouvernement va réduire les droits à indemnités pour les chômeuses/chômeurs les plus précaires. En effet, les règles vont se durcir : pour bénéficier d’une indemnité, il faudra avoir travaillé six mois, contre quatre mois actuellement. Certain·es vont perdre jusqu’à 40% de leurs droits ! Parmi elles/eux, nous savons qu’il s’agira d’une majorité de jeunes et de femmes. Les femmes seront plus touchées car elles sont plus nombreuses à être précaires et le gouvernement fait comme s’il ne le savait pas.
Deuxième sujet : le calcul très complexe de l’indemnité via un salaire journalier de référence. Ce qui fait débat, c’est la volonté du gouvernement de prendre en compte les périodes non-travaillées dans ce calcul journalier. Cela signifie qu’on prendrait en compte les congés maternité et les périodes de chômage partiel, qui ont été particulièrement importantes dans la crise récente et qui concernent plus les femmes que les hommes. Avant, ces périodes ne rentraient pas dans le calcul. On se référait au salaire des jours travaillés uniquement. Heureusement, grâce à des mobilisations syndicales, le gouvernement doit revoir sa copie…
Mais l’objectif du gouvernement est bien de réduire les montants consacrés à l’indemnisation du chômage et de le faire sur le dos des plus précaires, y compris des femmes qui auront eu un congé maternité. C’est juste scandaleux, d’autant plus avec la crise actuelle.
Propos recueillis par Maud Charpentier 50-50 Magazine
Rachel Silvera, Un quart en moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires, Ed. La Découverte, 2014.
Sophie Binet, Maryse Dumas, Rachel Silvera, Féministe la CGT ? Les femmes, leur travail et l’action syndicale, Ed. de l’Atelier, 2019.
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