Articles récents \ Culture \ Livres La démocratie féministe : comment penser le monde après Trump et Bolsonaro?

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Dans son livre La démocratie féministe, Marie-Cécile Naves propose une grille de lecture genrée pour penser le monde. Il s’agit de réinventer le pouvoir viriliste et prédateur qui prévaut à l’heure actuelle pour aller vers un pouvoir féministe, solidaire et inclusif, permettant de recréer du commun. Pour ce qui est de la méthode, entre réforme et révolution, elle penche pour la révolution par l’imagination…

Marie-Cécile Naves est docteure en sciences politiques de l’université Paris-Dauphine et directrice de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) où elle supervise l’observatoire “Genre et Géopolitique”. En octobre 2020, elle a publié le livre La démocratie féministe, réinventer le pouvoir. L’objectif ? Résister, renverser et proposer une autre politique grâce au féminisme. 

Face aux crises que nous traversons, le féminisme propose un projet politique fondé sur la coopération plutôt que sur la domination viriliste, notamment incarnée par Donald Trump et Jair Bolsonaro. Marie-Cécile Naves montre la voie vers un renouveau démocratique et une nouvelle forme de pouvoir qui serait féministe.

Etat des lieux : un pouvoir viriliste et prédateur

Pour construire ce qui sera, il faut déjà déconstruire ce qui est. Marie-Cécile Naves s’intéresse ainsi aux incarnations du pouvoir dans nos sociétés contemporaines.

“Donald Trump, Jair Bolsonaro, Viktor Orban, auxquels on pourrait ajouter Boris Johnson ou Vladimir Poutine, ont en commun de privilégier la posture de l’homme fort, intransigeant, rude, antipathique et invincible, et cette posture est cohérente avec leur agenda et leur programme. Avec de tels dirigeants, la personnification d’une masculinité hégémonique est théâtralisée, “performée”, exagérée. C’est une virilité dominatrice, triomphante”.

Dans son analyse, c’est donc le genre qui permet de signifier des rapports de pouvoir. En particulier, la masculinité hégémonique qui est une expression exagérée de la masculinité, au détriment des hommes qui ne s’y conforment pas et de toutes les femmes, qui sont alors plus vulnérables aux guerres et aux crises.

Concrètement, cela se traduit par une valorisation de l’action et de l’impulsivité, au détriment de la réflexion. La méfiance envers la science et les intellectuel·les, vu·es comme les ennemi·es du peuple, est donc à son paroxysme. Marie-Cécile Naves note aussi une simplification extrême de la communication : gentil·les-méchant·es, gagnant·es-perdant·es, identification de bouc émissaires… Le but ? Diffuser une idée de danger et d’insécurité vis-à-vis d’une menace identitaire. Ces dirigeants appellent ainsi au ressentiment envers certaines parties de la population. “En d’autres termes, cette attitude consiste à voir du danger là où il n’y en a pas et à ne pas le voir lorsqu’il est là” explique Marie-Cécile Naves. Elle ajoute : “la mise en danger de soi et des autres est considérée comme une marque de virilité”

Pour Marie-Cécile Naves, “le message est toujours le même, celui d’une légitimation d’un pouvoir conquérant (contre les terroristes), mais aussi prédateur (contre les femmes et l’environnement), et ce pouvoir est masculin (et blanc)”. Par exemple, Donald Trump a annulé les lois protégeant l’environnement et limitant la junk food (malbouffe) dans les cantines scolaires. En parallèle, il défend ardemment la chasse et le port d’armes… Il s’agit donc de “faire de la colère des hommes blancs un mouvement politique en supprimant les droits des femmes et des minorités”

Quelles en sont les conséquences ? “Se voir privé·e de voix, c’est se voir signifier qu’on appartient plus au monde commun, qu’on est plus reconnu·e comme l’un·e de ses membres”. Dans ce monde viriliste, la crédibilité des femmes est toujours remise en question. Elles doivent toujours se battre pour pouvoir exister dans l’espace public. La méthode de Marie-Cécile Naves consiste donc à utiliser le féminisme comme outil d’analyse, afin de créer un commun plus équitable.

Penser un pouvoir coopératif : l’indignation comme moteur

Marie-Cécile Naves rappelle que le pouvoir “consiste aussi à refuser d’être réduit·e au silence, à la soumission”. Le pouvoir ne renvoie pas simplement à une hiérarchie, il est aussi la capacité d’agir, de se révolter ensemble. Le pouvoir “sur” doit donc être remplacé par le pouvoir “avec”, c’est-à-dire un pouvoir coopératif. En ce sens, le féminisme peut être une source d’inspiration pour créer un pouvoir inclusif et solidaire. 

“Si le corps peut être considéré comme susceptible d’être possédé par autrui, il est aussi un lieu de résistance, une ressource. Il participe de la construction d’une subjectivité. Faire corps, faire bloc permet alors de constituer un corps collectif, visible et audible par sa présence physique et sa capacité de prise de parole”.

Sur quoi fonder ce pouvoir collectif ? Pour la chercheuse, l’indignation doit en être le moteur. Pourquoi la colère des hommes blancs serait-elle la seule à être légitime dans l’espace public ? Les émotions sont moteur d’action, de lutte contre les oppressions. “Le féminisme est en cela inventif. Il permet par l’expression de la colère, de la rage, une mise en politique constructive” indique Marie-Cécile Naves. La parole collective devient une source d’empowerment, un ressort collectif de l’action.

Toutefois, la chercheuse met les lectrices/lecteurs en garde : il ne s’agit pas d’un pouvoir “féminin” qui serait par essence bienveillant et empathique, face à un pouvoir “masculin” par nature destructeur. En effet, toutes les femmes ne sont pas bienveillantes et tous les hommes ne sont pas dominateurs. Elle met plutôt en avant le concept de leadership féministe et dé-genré. A l’heure actuelle, ce leadership est incarné par des personnes comme Alexandria Ocasio-Cortez aux Etats-Unis. C’est un style politique qui refuse les stéréotypes de genre et qui rompt avec les logiques de domination, tout en refusant la docilité. “L’engagement féministe, c’est prendre le leadership à partir de l’expérience concrète, quotidienne, des individus pour les représenter et défendre leurs revendications dans la sphère médiatique et politique” explique Marie-Cécile Naves. Autre exemple : Jacinda Adern en Nouvelle-Zélande. Après les attentats de Christchurch en 2019 (1), elle a refusé la rhétorique guerrière et anxiogène pour mettre à l’agenda la réduction des possibilités de violences (armes à feu par exemple).

De façon générale, face à des nouvelles menaces planétaires, un pouvoir féministe rejette la solution du repli sur soi et gère les crises de manière collective, en faisant appel au multilatéralisme. La cause féministe serait alors considérée comme transversale et non plus spécifique.

Et concrètement : la diplomatie féministe ?

“Est-il plus utile d’insérer le féminisme dans les institutions ou de renverser les institutions par le féminisme ?” s’interroge Marie-Cécile Naves. C’est une question qui fait débat dans le domaine des études sur le genre : réforme ou révolution ? En effet, si intégrer le féminisme dans les institutions peut permettre des changements, certaines féministes craignent que les idéaux ne soient instrumentalisés et dévoyés. Au contraire, aucun risque de trahir sa cause en agissant à l’extérieur des institutions, mais la capacité à faire changer les choses est limitée… 

Prenons un exemple du féminisme intégré dans les institutions : la diplomatie féministe. Mise en place dans certains pays occidentaux depuis quelques années, elle s’inscrit dans la lignée de la conférence de Pékin en 1995 et l’adoption de l’agenda “Femmes, Paix et Sécurité” de l’ONU en 2000

“Promouvoir une diplomatie féministe vise à axer une partie de la politique étrangère des pays sur les droits des femmes, à toujours tenir compte des effets sur les jeunes filles et les femmes de chacun des choix géopolitiques (agenda), à soutenir l’accès des femmes à des postes à responsabilité, notamment diplomatiques, si possible décisionnels (gouvernance). Les organisations internationales comme les Nations Unies rappellent qu’aucun continent ne peut prétendre au développement de manière durable si les femmes restent au second plan”.

L’Agence française de développement (AFD) s’intéresse ainsi au genre comme un facteur transversal dans ses politiques de développement.

Toutefois, ce qui devait arriver, arriva : la diplomatie féministe a été accusée de féminisme de façade, sans cohérence avec le reste des politiques menées par les Etats occidentaux. Marie-Cécile Naves donne l’exemple du Canada, souvent loué pour son engagement féministe. La parité et la mise en place d’un budget prenant en compte l’égalité femmes/hommes ne peuvent pas faire oublier l’inaction du gouvernement concernant les meurtres et disparitions des femmes autochtones.

Alors, quid de la révolution féministe ? Les mouvements féministes ont d’ores-et-déjà révolutionné les modes de mobilisation collective. Ils sont transnationaux et leurs causes sont transversales. Ils s’inspirent les uns des autres, notamment grâce aux réseaux sociaux, et ne cessent de se réinventer en développant une forme d’intelligence collective, d’émulation intellectuelle. A l’intersection entre performance artistique et activisme, les terrains d’expression et de revendication sont multiples. Finalement, pour Marie-Cécile Naves, “le féminisme est un soft power” qui produit un contre-récit émancipateur par l’imaginaire. Ce contre-récit, c’est celui de l’utopie féministe qui vise l’universel s’appuyant sur la pluralité des expériences.

Maud Charpentier 50-50 Magazine

  1. Les attentats de Christchurch sont une série d’attaques terroristes d’extrême-droite commises en mars 2019 contre deux mosquées de la ville de Christchurch, en Nouvelle-Zélande. Ces attentats ont fait 51 mort·es et 49 blessé·es. Il s’agit de la tuerie la plus meurtrière commise spécifiquement contre des musulmans dans un pays occidental.

Marie-Cécile Naves, La démocratie féministe, réinventer le pouvoir, Ed. Calmann-Lévy, 2020.

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